Les italiques des citations sont d'origine.
L'ethnologue Claude Pairault a étudié le village tchadien Boum-le-Grand entre 1959 et 1964, à l'époque relativement isolé.
Sur le rôle légitimateur de la tradition :
Telle est en effet la source commune où toutes les valeurs prennent leur cours. Bien souvent, on le sait, l'ethnographe qui veut atteindre la raison des faits et gestes dont il est témoin recueille comme première réponse : « Il en est ainsi depuis très longtemps. » (C. Pairault, 1966, p. 299.)
Sur l'ordre comme norme et la honte qui sanctionne l'auteur d'un désordre, l'exemple de Boum-le-Grand :
Lorsqu'un homme a entrepris, au su des autres, une action tant soit peu exceptionnelle, il lui faut, pour s'épargner la honte, mener son projet à bon terme, en sorte que l'exception instaurée vienne confirmer la règle d'une tradition toujours synonyme d'ordre. (C. Pairault, 1966, p. 312.)
Sur l'association du bien et du mal avec l'équilibre et le déséquilibre en Afrique traditionnelle, l'historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo remarquait :
Le mal est conçu comme une rupture d'équilibre. Et si l'on n'y remédie pas, non seulement celui qui a commis le mal, mais toute la société, voire tout le cosmos, en souffre. […] On éliminait celui qui manquait aux droits d'un autre être humain, par exemple le sorcier. (Joseph Ki-Zerbo, 2003, p. 116.)
Il faut prendre la « communication » nécessaire pour établir l'ordre dans une communauté dans un sens large. La parole, notamment, n'en est que l'un des canaux. Ainsi comprise, la communication est le « mécanisme de l'organisation sociale ». Citons la définition (de 1965) du psychiatre et chercheur en sciences humaines Albert E. Scheflen reproduite dans La Nouvelle Communication :
La communication peut, en somme, être définie comme le système de comportement intégré qui calibre, régularise, entretient et, par là, rend possibles les relations entre les hommes. Par conséquent, nous pouvons voir dans la communication le mécanisme de l'organisation sociale, tout comme la transmission de l'information est le mécanisme du comportement communicatif. (A. E. Scheflen, extrait de La Nouvelle Communication, 1981, p. 157.)
L'ethnologue Marshall Sahlins étudie les « sociétés primitives », lesquelles sont caractérisées par des relations de parenté. Son analyse ne porte que sur des modes de vie d'avant la confrontation avec les Occidentaux, ce qui épure le travail du lecteur ayant déjà connaissance des valeurs occidentales, mais conserve toute sa pertinence en ce qui concerne les sociétés métissées. À ses termes « société primitive » et « relation de parenté » font échos dans cet ouvrage « société communautaire » et « lien moral ».
Il représente (M. Sahlins, 1972, p. 253) au moyen de cercles concentriques, l'intensité de la réciprocité du don. Les intitulés des cercles, du plus restreint au plus large : maisonnée, secteur de lignage, secteur du village, secteur tribal, secteur intertribal. La réciprocité dans la maisonnée est généralisée, elle est en revanche négative dans le secteur intertribal — ce qui signifie que le vol y est possible sans contrepartie morale et que l'égoïsme devient la norme.
Sur le statut d'ennemi lorsqu'on n'est pas dans une même communauté :
Aux non-parents, à ces « autres gens » qui ne sont peut-être même pas des « personnes », on ne fait pas de quartier : la tendance naturelle pourrait bien être « chacun pour soi et Dieu pour tous ». (M. Sahlins, 1972, p. 250.)
Sur l'aspect contextuel de la morale :
[…] la moralité, de même que la pratique de la réciprocité, tend à s'organiser au niveau sectoriel. Les normes en sont relatives et contingentes, plutôt qu'absolues et universelles. Autrement dit, un acte donné n'est pas mauvais ou bon en soi, mais seulement en fonction de qui est l'Autre. (M. Sahlins, 1972, p. 254.)
Sur la nécessité de conserver de bonnes intentions, ici dans le cadre d'échanges intertribaux :
L'échange entre gens de groupes différents ne répond pas seulement à un « but moral » : se faire des amis. Mais quel que soit son objet, et quelque utilitaire qu'il soit, on doit éviter de se faire des ennemis. (M. Sahlins, 1972, p. 323.)
Des expressions du français d'Afrique traduisent cette volonté d'être toujours dans l'intention de se lier, jamais dans l'intention de se délier. Par exemple lorsqu'on se sépare on se dit, afin d'atténuer la rupture : « à tout moment » (Tchad) ou « à tout à l'heure » (Bénin) ou même « on est ensemble ! » (Tchad) qui signifie « on est dans la même communauté ». On se souhaite toujours de se retrouver au plus tôt. « À demain » (Bénin) déclare ainsi une impossibilité manifeste de se revoir dans la même journée et non pas un rendez-vous pris pour le lendemain. Au moins dans les intentions, on ne se quitte jamais vraiment. Et plus on est proche et moins on se quitte.
Sur la complémentarité des rôles au village Boum-le-Grand :
Hommes et femmes vaquent régulièrement à leurs besognes, distinctes et complémentaires. Les travaux féminins paraissent plus accablants, du fait qu'ils se poursuivent sur un rythme court : chaque jour comporte plusieurs corvées d'eau, le soin des enfants, l'entretien du feu, la préparation de la nourriture. Plus que leurs femmes, les hommes s'accordent de reposants loisirs « à l'ombre », mais eux-mêmes accomplissent, sur rythme saisonnier, des tâches qui ne vont pas sans rudes efforts. (C. Pairault, 1966, p. 178-179.)
Sur le sens donné au travail par le lien entre deux personnes :
Mais à « travail » (antonyme de « paresse ») correspond le terme tύmò, dont le sens exact est « mission » : ceci manifeste que les Goula Iro saisissent spontanément le travail comme envoi, non comme labeur. L'essence d'une telle opération n'est pas, pour eux, la tâche fatigante d'une personne transformant un objet, mais la communication de deux ou plusieurs personnes signifiée par la transformation de l'objet. (C. Pairault, 1966, p. 368.)
Puis :
Validité souveraine du mandat, rigueur des interventions spécialisées, telles sont bien, à Boum-le-Grand, les raisons qui donnent sens à une tâche déterminée […] (C. Pairault, 1966, p. 369).
Sur les inconvénients d'être un obligé :
[…] aussi bien la générosité met-elle le récipiendaire en position de débiteur, car elle fait de lui un obligé qui, tant qu'il ne se sera pas acquitté en retour, devra veiller à se montrer prévenant et accommodant dans ses relations avec le donateur. (M. Sahlins, 1972, p. 182.)
Sur l'assistance due :
Ainsi en témoignent les descriptions ethnographiques pour l'ensemble du monde primitif, où l'on retrouve, réitéré partout dans les mêmes termes, jusqu'au dilemme que crée l'obligation de générosité à laquelle est tenue le chef […] (M. Sahlins, 1972, p. 181).
Sur la conversion de la richesse en pouvoir :
Cette contribution bénévole du chef et l'énergie politique qu'il amasse ce faisant, procède du champ de la parenté où il se meut. (M. Sahlins, 1972, p. 182.)
Sur les chefs qui vivent pauvrement :
L'auto-exploitation est une forme originale, une forme sous-développée, d'une économie basée sur le respect, souvent attestée dans les groupes locaux autonomes des sociétés tribales — le « chef » nambikwara en est un exemple — et plus couramment encore dans le camps des chasseurs-collecteurs. (M. Sahlins, 1972, p. 187-188.)
Ou encore, sur l'association entre la capacité de donner et le niveau social à Boum-le-Grand :
Le prestige du chef consiste notamment, pour cet homme et pour les siens, non pas en ce qu'il possède beaucoup, mais dans le fait qu'il peut et sait donner avec libéralité, c'est-à-dire qu'il est pour tous un parangon de l'échange, un personnage èrèèsólú (généreux). (C. Pairault, 1966, p. 313.)
L'anthropologue Alain Testart, dans une étude, critique l'Essai sur le don de Marcel Mauss, essai dont le présent ouvrage est un héritier au travers du travail de Marshall Sahlins. Alain Testart établit une classification des dons qui situe opportunément notre propos. Il distingue (A. Testart, 2007, p. 161-167) :
1. « Les dons dans lesquels la considération de la contrepartie est centrale ». Les bakchichs, les services échangés contre les bakchichs, entrent dans cette catégorie. Ainsi que les « dons expiatoires », qui compensent un mal ou une faute.
2. « Les dons sans que la considération de la contrepartie soit centrale, ou dons de sociabilité ». Les cadeaux de Noël, les dons qui entretiennent une clientèle, les invitations à une fête privée sont ici.
3. « Les dons sans contrepartie ». Il s'agit des donations aux églises et aux associations, des dons charitables, du mécénat.
En reprenant notre vocabulaire, la classification devient :
1. les dons d'ajustement des liens moraux ;
2. les dons d'entretien des liens moraux ;
3. les dons sans lien moral avec quelqu'un en particulier.
Les dons évoqués dans notre chapitre sont ceux de la première catégorie.
L'anthropologue américain Edward T. Hall, dans un essai sur le temps, suggère que le temps guérit les Occidentaux, mais non pas les Amérindiens de l'ethnie Hopi. Peut-être pourrait-on proposer que si le temps guérit souvent les Occidentaux, c'est parce qu'ils se considèrent comme des égaux ?
[…] nous [les Américains blancs] vivons dans une culture où « le temps guérit ». Ainsi, les Blancs de l'Agence indienne de Keams Canyon ou bien ignoraient complètement le passé, ou bien prétendaient qu'il s'agissait là d'« histoire ancienne », et que les Hopi d'alors ne pouvaient être tellement sensibles à des événements survenus à une époque où aucun d'eux n'était encore né. En fait, les Hopi n'avaient pas oublié, et pour eux, le passé prévalait sur le présent. […] Les injustices passées les rongeaient ; leur souvenir ne s'atténuait pas, mais au contraire était de plus en plus vivace bien qu'ils aient oublié les circonstances dans lesquelles elles s'étaient produites. (Edward T. Hall, 1983, p. 46-47.)
Sur le prix fonction de la richesse :
Si j'apparais plus riche que d'autres, il est normal qu'une acquisition (femmes, produits de la terre ou de l'industrie) me coûte d'avantage qu'à eux-mêmes, car, dans la tradition, l'objet compte moins que la nature équilibrée des relations auxquelles il sert de prétexte ou de support. (C. Pairault, 1966, p. 314.)
Sur l'obligation d'acheter lorsqu'on est lié :
Elle [la réciprocité] fait obligation de recevoir aussi bien que de rendre. Certains peuvent ainsi se retrouver riches d'un bien dont ils n'avaient nul besoin, qu'ils ne convoitaient pas, et dont ils n'étaient pas acquéreurs. Insistons sur ce dernier point car toute la question est là : on persuade un « ami » commercial d'accepter des articles dont il n'a pas l'usage et qu'il faudra rendre avec usure, et cela sans l'ombre d'une bonne raison « économique ». (M. Sahlins, 1972, p. 331.)
Ce chapitre est à rapprocher de l'analyse d'Edward T. Hall. Cependant, en contradiction avec cet auteur, je pense que le « point » (la date) en tant que tel n'importe pas, ce point est à mon avis la traduction vers le système calendaire d'un état d'avancement dans une séquence de tâches.
J'ai appelé « polychrone » le système qui consiste à faire plusieurs choses à la fois, et « monochrone » le système européen du Nord qui consiste, au contraire, à ne faire qu'une chose à la fois. Dans un système polychrone, l'accent est mis sur l'engagement des individus et l'accomplissement du contrat, plutôt que sur l'adhésion à un horaire préétabli. Les rendez-vous ne sont pas pris au sérieux, et par conséquent, souvent négligés ou annulés. Le temps, dans le système polychrone, est traité de façon moins concrète que dans le système monochrone. Les individus polychrones perçoivent rarement le temps comme « perdu », et le considèrent comme un point plutôt qu'un ruban ou une route, mais ce point est souvent sacré. Un Arabe dira : « Je vous verrai avant une heure », ou : « Je vous verrai après deux jours ». Dans le premier cas, il veut dire qu'il ne s'écoulera pas plus d'une heure avant qu'il ne vous voie, et dans le second, au moins deux jours. (Edward T. Hall, 1983, p. 58.)
Sur le renforcement mutuel de l'amitié et des flux de dons :
Pourtant le rapport entre flux économiques et relations sociales est réciproque. Une relation sociale spécifique peut informer un mouvement donné de biens mais, inversement, toute transaction spécifique suggère « par là même » une relation sociale donnée. Si les amis font des cadeaux, les cadeaux font des amis. (M. Sahlins, 1972, p. 238.)
Sur l'amitié comme support de redistribution :
Si je suis pauvre et que mon camarade est riche, nos relations matérielles seront quelque peu contraintes, du moins si nous tenons à rester amis, ou même simplement en bonnes relations. C'est le plus riche des deux qui supportera le poids de ces contraintes, car « noblesse oblige ». (M. Sahlins, 1972, p. 268.)
Au xixe siècle, l'historien Numa-Denis Fustel de Coulanges retraça le contexte religieux des cités antiques. L'importance des cultes domestiques dans l'antiquité est à rapprocher de ceux de l'Afrique traditionnelle. Partageons avec lui une réflexion sur l'antériorité des cultes domestiques :
Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison ; chacun avait ses dieux ; chaque dieu ne protégeait qu'une famille et n'était dieu que dans une maison. On ne peut raisonnablement supposer qu'une religion de ce caractère ait été révélée aux hommes par l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait été enseignée par une caste de prêtres. Elle est née spontanément dans l'esprit humain ; son berceau a été la famille, chaque famille s'est fait ses dieux. (N.-D. Fustel de Coulanges, 1864, p. 37.)
Sur la conception de la mort et l'idée que les ancêtres existent toujours :
Dans une étude devenue classique, Robert Hertz remarque que « la mort n'est pas primitivement conçue comme un fait unique, sans analogues », mais plutôt comme le dernier des passages qui, au cours d'une vie, marquent chaque promotion de l'individu : sa naissance, son initiation, son mariage. Près du lac Iro, les comportements rituels associés à de telles phases présentent, en effet, des corrélations notables […] (C. Pairault, 1966, p. 321).
Sur le domaine d'action des génies :
Terrestres, aquatiques ou aériens, les génies possèdent sur la nature un empire qui dépasse celui de l'homme, empire ne s'exerçant pas tellement sur les choses que sur leur organisation, le règlement de leurs rapports, l'occurrence des phénomènes naturels et culturels dont le jeu importe au premier chef à l'existence humaine […] (C. Pairault, 1966, p. 366).
Sur une idée de Dieu Créateur dans les croyances traditionnelles :
[…] le thème du Dieu qui a façonné ou façonne l'homme est bien attesté dans des cultures africaines […] par exemple en pays pahouin, chez les Tonga de Rhodésie, au Ruanda et, très largement, sur le domaine bantou. (C. Pairault, 1966, p. 357-358.)
Sur la tolérance non réciproque entre les croyances traditionnelles et les religions monothéistes, notons une différence entre l'islam et le christianisme. La religion chrétienne ne reconnaît pas l'existence des génies ou les classe du côté du mal sous le nom de « démons ». Les génies (« djinns ») apparaissent en revanche dans le Coran mais aucun culte ne doit leur être tenu, un musulman (humain comme djinn) devant se tourner directement vers Dieu :
[…] 6. Or, il y avait parmi les humains, des mâles qui cherchaient protection auprès des mâles parmi les djinns mais cela ne fit qu'accroître leur détresse.
[…] 20. Dis : « Je n'invoque que mon Seigneur et ne Lui associe personne ». (Le Saint Coran, traduction en l'an 1410 de l'Hégire, sourate 72.)
Sur le soutien fourni par les génies, l'exemple de Boum-le-Grand :
En cas de maladie, une première démarche à tenter (wàύpɛ) est le recours direct au(x) génie(s) domestique(s). (C. Pairault, 1966, p. 378.)
En 1970 à Douala, Éric de Rosny, un jésuite français, s'est rapproché du monde des « nganga » (tradipraticiens) jusqu'à se faire lui-même initier.
Sur le soutien des génies à Douala :
Mon voisin me précise que le tambour ne tonne pas, comme je le croyais, pour avertir du début de l'action, mais pour appeler les génies des eaux peuplant les profondeurs du fleuve, à quelques centaines de mètres de l'endroit où nous nous trouvons. Ces génies sont d'un grand secours dans la lutte contre les sorciers. (É. de Rosny, 1981, p. 18.)
Sur le soutien des génies et des ancêtres, une discussion avec un nganga :
– Qu'est-ce que vous faites ?
– C'est pour voir et communiquer au loin.
– Faites-vous cela souvent ?
– Non, seulement en cas de maladie grave.
– Avec qui ?
– Avec mes gens qui sont à l'œuvre ; j'ai des génies (miengu), je leur parle, j'ai des ancêtres (bedimo), je leur parle. (É. de Rosny, 1981, p. 61.)
Sur la maladie comme déséquilibre :
Quand Loe affirme que la malchance est une maladie, il entend par là une maladie accompagnée de complications organiques (p. 121).
[…] Rétablir un ordre perdu, tel est, je crois, le travail primordial des nganga. (É. de Rosny, 1981, p. 122.)
Puis :
Comme la « malchance », la « maladie » (diboa) est un terme piège. […] Le mot « symptôme » correspondrait mieux, il me semble, à ce qu'évoque le terme en douala. (É. de Rosny, 1981, p. 258.)
Sur le rite d'accusation :
Je me concentre sur le rite d'accusation, moment crucial du traitement. Si Bruno est victime de la sorcellerie, il va bien falloir dénoncer le coupable qui se trouve inévitablement dans le cercle familial. (É. de Rosny, 1981, p. 191.)
Et, un peu plus loin :
Quand le nganga accuse, il soigne. Même s'il ne prononce pas le nom du coupable, déjà le secret qu'il est censé détenir a un effet thérapeutique. […] Et lorsque le nganga va jusqu'à suggérer le nom du coupable, la famille est soulagée, parce que le voile de l'anonymat est levé, et le danger circonscrit. (É. de Rosny, 1981, p. 216.)
Ou encore, au sujet d'un autre traitement :
Loe a même conclu que l'oncle paternel, ici présent, doit être le responsable de l'ensorcellement de sa nièce. […] Si Loe peut tirer de telles conclusions avant même l'interrogatoire c'est que, comme tout nganga de métier, il connaît les rouages des structures familiales, et peut, sans avoir besoin de confidences, affirmer que les relations sont tendues entre telle et telle personne, lorsqu'elles se trouvent, par exemple, dans la même ligne d'héritage. (É. de Rosny, 1981, p. 260-261.)
Sur l'intégration de la guérison par les plantes et les croyances :
Selon moi, les nganga ne doivent pas leur succès persistant à leurs seules herbes et écorces, mais à leur manière d'épouser la totalité de l'existence de leurs patients (É. de Rosny, 1981, p. 284.)
Et, surtout, cette proposition :
Si l'on veut distinguer pour les besoins du langage théologique les religions dites évasivement « traditionnelles » des religions chrétiennes ou musulmanes appelées « religions du Salut », leur titre le plus convenable serait celui de « religions thérapeutiques » (É. de Rosny, 1981, p. 286).
Sur la généralité de l'appropriation des ressources par le premier occupant en Afrique, la remarque d'un chercheur béninois en sciences sociales :
Comme partout en Afrique, l'antériorité crée toujours des privilèges par rapport au contrôle des ressources matérielles ou symboliques, comme en témoigne tout le débat autour de l'autochtonie et de l'allochtonie dans les conflits fonciers et autres. (Nassirou Bako Arifari, 2006)
Concernant l'usage non exclusif de la terre :
Dans les sociétés tribales, la maisonnée n'a généralement pas la propriété exclusive des ressources productives : terrains de culture, de pâture, de chasse et de pêche. (M. Sahlins, 1972, p. 138.)
Ou encore :
Dans le modèle de base de cette organisation, la communauté et les individus avaient des droits sur le sol. Il y avait des propriétaires éminents, à savoir la famille, le village ou la collectivité de la chefferie traditionnelle. Et la propriété réelle était en fait un usufruit. (Joseph Ki-Zerbo, 2003, p. 36.)
La propriété à Boum-le-Grand est un droit sur l'exploitation :
Il existe pourtant des limites aussi réelles qu'invisibles entre les lopins cultivés, répartis sur 39 parcelles (mònè, sg. mànà) pour lesquelles le droit de culture se transmet héréditairement. Ceci ne signifie pas que les actuels maîtres de parcelle soient les seuls à cultiver le mil du village, mais qu'aucun lopin ne peut être exploité sur une parcelle donnée sans l'acquiescement de l'ayant droit. (C. Pairault, 1966, p. 80-82.)
Sur l'accès aux ressources moyennant une redevance à Boum-le-Grand :
Ceci dit, chacun choisit ou bon lui semble la place qu'il veut emblaver ; il en reste l'exploitant attitré jusqu'à ce qu'il décide de la remettre en jachère. La terre revient alors ipso facto dans le lot commun. […] Le droit n'est pas ici de propriété, mais d'exploitation, compte tenu de la modeste redevance prélevée par le maître de terre au moment du battage. (C. Pairault, 1966, p. 84.)
Puis :
Minutieuse et libérale comme la tenure des terres, la « possession » des eaux goula n'interdit la pêche à personne. […] Toujours accepté par le maître du lieu, l'étranger bénéficiera du sacrifice du coq rouge offert chaque année par Tàkì et son fils à l'intention des pêcheurs. En compensation, Tàkì a le droit de prélever sur la pêche les poissons qu'il partagera ensuite avec les siens. (C. Pairault, 1966, p. 281.)
Remarquons au passage que l'héritage à Boum-le-Grand est horizontal avant d'être vertical :
Rappelons, à ce sujet, que toute possession exceptionnelle ou ordinaire au sein d'une famille est d'abord héritée d'aîné en puîné. Il arrive même que la transmission s'arrête là. Par exemple, la succession mobilière d'un défunt ou d'une défunte échoit aux « sœurs » de celle-ci ou aux « frères » de celui-là. Les enfants reçoivent seulement du mil […] En somme, tout se passe comme si la succession s'opérait préférentiellement sur un axe horizontal, qui porte le groupe des páñsɔpɩn rangés par sexe selon l'âge. (C. Pairault, 1966, p. 303.)
Sur le paiement des potières en mil, l'exemple de Boum-le-Grand :
Lorsqu'une potière retire du feu une série de kòróón, des clientes ne tardent guère à se rendre chez elle : elles choisissent le bol qui leur convient, le remplissent de mil, remettent le contenu à la potière, repartent avec le contenant qui a servi de mesure au paiement. (C. Pairault, 1966, p. 165.)
Remarquons qu'il ne s'agit ici que de matière première pour les repas, la nourriture préparée faisait souvent l'objet de règles coutumières et ne s'échangeait donc pas librement.
La loi de la bonne mesure économique vient de Marshall Sahlins :
Mais pour partielle et approximative qu'elle soit, je n'en ai pas moins ma théorie de la valeur primitive. […] les taux sont fixés par le tact social et, singulièrement, par la stratégie diplomatique de la « bonne mesure » économique, qu'il convient d'appliquer lors de ces confrontations entre quasi-étrangers. Ce « surcroît » offert au cours d'une série d'échanges réciproques tantôt par l'un tantôt par l'autre partenaire, devrait déterminer une situation d'équilibre, et ce presque aussi sûrement que la libre concurrence dans un système de marché créateur de prix. (M. Sahlins, 1972, p. 322.)
Sur l'immoralité de l'accumulation à Boum-le-Grand :
Quiconque entend retenir pour lui son avoir, arrêter la circulation à son profit, devient un hɩpààsɔlú, un avare dont la pingrerie est synonyme de méchanceté. (C. Pairault, 1966, p. 313-314.)
La manière dont le prêt sur gage était utilisé dans l'Europe féodale rappelle l'usage contemporain de la tontine africaine. L'historienne Laurence Fontaine parle à ce propos de « préférence pour l'illiquidité » :
Indépendamment des faiblesses de la circulation monétaire, le monde du prêt sur gage renvoie à des comportements économiques qui trahissent une volonté de ne pas épargner sous forme d'argent liquide. Cette préférence pour l'illiquidité — que les anthropologues ont mis en évidence dans les pays du Sud — traduit une volonté de résister à ses désirs de dépenses. Elle montre aussi une stratégie du refus de prêter à son entourage dans un système culturel où ces refus sont mal admis […]. (L. Fontaine, 2008, p. 132.)
Sur la similitude entre la fonction de chef et celle de père de famille :
Plus que généreux, prodigue, le chef est donc le modèle des parents. (M. Sahlins, 1972, p. 182.)
Sur le rôle de facilitateur des échanges :
La circulation des biens entre le chef et son peuple devient dès lors cyclique et continue.
[…] l'exercice du pouvoir est constamment générateur de surplus domestiques et le développement des forces de production marche de pair avec celui de l'ordre hiérarchique et de la chefferie. (M. Sahlins, 1972, p. 190-191.)
Sur le rôle de père de famille et celui de cohésion sociale :
Dans le milieu évoqué, l'autorité du chef de village (ŋàñ) eut pour fonction principale de signifier et protéger la cohérence du groupe. À l'image du patriarche dans sa propre famille, celui qui « mange la chefferie » règne en wɔsɔ tɩká sur son village. (C. Pairault, 1966, p. 273.)
Dans un contexte communautaire, le don intéressé n'est pas toujours de la corruption. Laurence Fontaine suggère que la corruption y apparaît lorsque la pression qui résulte du don est trop ostensiblement calculée :
[…] si la frontière entre don et corruption est ténue, elle n'en est pas moins réelle. Même si le don est intéressé, il doit apparaître comme s'il ne l'était pas et c'est là précisément qu'interviennent le temps et le risque : dans ces sociétés de l'aléatoire, prendre le temps, c'est prendre le risque que la personne ne soit plus là pour recevoir le contre-don ou pour donner ce qui était implicite et attendu dans le premier don. (L. Fontaine, 2008, p. 242.)
Un aumônier partage son expérience à Taizé après avoir été missionnaire en Tanzanie durant trente-trois ans.
Sur la pression corruptrice de la famille :
La corruption aussi est basée sur la solidarité. Quand un fonctionnaire qui a un petit salaire a une multitude de dépendants qui lui demandent de l'aide, comment va-t-il faire ? Prenez un juge qui essaie d'être honnête. Brusquement, sa belle-mère tombe malade, elle doit être opérée : […] 12 mois de salaire minimum. Que va dire le juge ? Il va dire : « J'ai un petit salaire […], il va falloir les trouver. » S'il ne les trouve pas, il va avoir des problèmes avec sa femme et sa belle-mère, et tout son clan. Donc il va les trouver. (B. Joinet, « Paroles d'Afrique à Taizé », 2002, p. 68.)
Sur l'évidente évolution des sociétés africaines, le même missionnaire :
Moi, je crois au développement. Parce que je le vois de mes propres yeux. Quand j'arrive dans un village, je pose quelques questions simples :
– Tiens, mais vous avez des bicyclettes ici ! Il y en avait plus en 1979 ou en 1999 ? – En 1999 !
– Les gens portent des chaussures… Y-avait-il plus de chaussures en 1979 ou en 1999 ? – En 1999 !
– Y-avait-il plus de radios en 1979 ou en 1999 ? – En 1999 !
– Et y a-t-il plus de toits en tôle ondulée qu'en 1979 ? – Bien sûr ! (B. Joinet, « Paroles d'Afrique à Taizé », 2002, p. 69-70.)
Sur l'essor démographique récent :
Se produit alors l'essor démographique le plus fulgurant que le monde ait jamais connu. Entre 1950 et 1990, l'Afrique subsaharienne triple sa masse humaine, passant de 200 à 600 millions d'habitants ; l'espérance de vie augmente de 39 à 52 ans. (S. Smith, 2003, p. 33.)
La géographe Louise Marie Diop-Maes s'emploie dans une étude à replacer cet essor démographique dans son contexte historique. Elle conclut en ces mots :
Outre les quelque 24 millions d'esclaves, au moins, comptabilisés au départ du territoire subsaharien, une étude des effets directs et indirects négatifs des différentes traites cumulées (atlantique, septentrionale, orientale) et de l'importation des armes à feu, créant une insécurité généralisée, permanente et croissante, apporte une confirmation des faits remarquablement concordants mentionnés par les différents témoins oculaires du 8e au 17e siècle, déjà largement confortés par l'archéologie.
[…] Nous pensons avoir établi que l'Afrique au sud du Sahara, avec un climat tout de même peu différent dans l'ensemble de celui d'aujourd'hui, nourrissait largement, dans le contexte d'une économie préindustrielle, une population de 600 à 800 millions d'habitants, fin 15e/début 16e siècle, représentant une moyenne de 30 à 40 habitants au km².
[…] Selon notre thèse, la population actuelle n'aurait pas encore tout à fait rejoint les chiffres correspondant à l'époque où le cultivateur et l'artisan autochtones exploitaient le milieu intertropical dans le cadre d'une économie intra-africaine, caractérisée par une concentration « naine » (ateliers réunissant 50 à 100 tailleurs).
Malheureusement, le repeuplement se fait dans de mauvaises conditions économiques, politiques et sociales, et de façon très déséquilibrée, alors que jadis, le territoire était parsemé de réseaux de villages et villes moyennes. En outre, l'Afrique tropicale sèche s'étend aux dépens de l'Afrique pluvieuse généralement plus favorisée. (L. M. Diop-Maes, 1996, p. 297-299.)
À l'occasion de la crise humanitaire de 2006 au Nord-Kenya, un article paru dans le mensuel catholique Études analyse les malentendus entre « aideurs » et « aidés ». Voilà qui illustre nos propos.
Sur le pouvoir facilement acquis par la hiérarchie :
Les comités de gestion de l'eau ont été formés pour collecter le prix de l'eau et faire respecter les règlements d'utilisation hygiénique des points d'eau […]
[…] La composition des comités est un des éléments de la réussite de ces structures, qui restent sous une influence nobiliaire très forte : les notables de village sont souvent désignés comme membres du comité, ce qui conforte leur pouvoir et peut conduire aux dérives financières telles que l'accaparement des recettes de l'eau, voire leur détournement pur et simple au profit de quelques-uns. Plus communément, une partie des recettes de l'eau peut être prélevée par les membres du comité à des fins personnelles. Tenir le comité de l'eau équivaut alors à asseoir son autorité au sein de la communauté villageoise et à sécuriser une source de revenus faciles et réguliers. (M.-A. Lagrange, T. Vircoulon, mai 2007, p. 599-600.)
En conséquence, les populations locales s'« approprient » l'aide :
Les populations locales développent des trésors d'ingéniosité pour contrôler, ou au moins influencer, les organismes dispensateurs d'aide en tout genre, le plus classique étant l'obligation de recrutement local.
[…] En développant une connaissance interne des organismes étrangers, ces courtiers en développement peuvent jouer un rôle déterminant dans la direction et l'ampleur des programmes d'aide.
[…] Force est de reconnaître que, dans le district de Mandera, les populations locales sont mieux à même de maîtriser l'aide extérieure que de gérer l'eau.
[…] La résistance à la « bonne gestion » de l'eau pourrait être qualifiée de « culturelle » si l'on englobe sous ce terme les logiques de pouvoir à l'œuvre dans les comités de l'eau et dans l'interaction locale entre « aideurs et aidés ». (M.-A. Lagrange, T. Vircoulon, mai 2007, p. 601-604.)
Sur le rythme comme état naturel, Edward T. Hall :
Il y a toujours eu une grande cohérence dans la nature, et il serait très profitable d'en savoir davantage sur les relations et échanges rythmiques qui s'y produisent. Les êtres humains commencent seulement à reconnaître qu'il existe une unité sous-jacente à l'extrême diversité des phénomènes naturels. Il nous faut comprendre que « le rythme est la caractéristique essentielle de l'organisation naturelle » ; et il nous appartient d'apprendre le plus possible comment ces extraordinaires processus interviennent dans notre vie. (Edward T. Hall, 1983, p. 207.)
Sur les différences de conception du temps, Claude Pairault :
En réalité, cette attitude […] s'enracine dans une conception du monde, où la tâche de chaque génération consiste à reprendre un modèle cyclique déjà figuré, au lieu de poursuivre, plus loin que les devanciers, une ligne indéfiniment prolongeable. (C. Pairault, 1966, p. 302.)
Puis :
En face du temps devenu monnaie, c'est-à-dire objet de comput et de transactions économiques, la tradition d'Iro conserve un rythme vécu par tous en référence aux astres, aux saisons et aux générations. (C. Pairault, 1966, p. 369, note 1.)
Sur le double impact relationnel des croyances :
Présidant au rapport de l'homme à la nature, les génies administrent tout ensemble le rapport de l'homme à l'homme. […] En somme, la nature des génies devient plus claire pour l'observateur, à partir du moment où il les comprend comme génies de la nature et de la culture. (C. Pairault, 1966, p. 369-370.)
Un mot de l'agriculteur Pierre Rabhi :
Être écologiste, c'est être une note qui résonne aussi juste que possible dans l'harmonie, en partant du respect absolu de la vie mais aussi du respect de soi. (P. Rabhi, 2005, p. 66.)
Les définitions de Jean-Jacques Rousseau de la volonté générale et de la souveraineté apparaissent dans cet extrait :
La première et la plus importante conséquence des principes ci-devant établis est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l'État selon la fin de son institution, qui est le bien commun : car si l'opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l'établissement des sociétés, c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible. […]
Je dis donc que la souveraineté n'étant que l'exercice de la volonté générale ne peut jamais s'aliéner […] (J.-J. Rousseau, 1762, livre II chap. i).
Le chercheur et professeur Bernard Manin emploie le terme gouvernement représentatif pour désigner les systèmes politiques occidentaux contemporains.
Sur la différence entre régime représentatif et démocratie :
Les démocraties contemporaines sont issues d'une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie (p. 11).
[…] Madison ne considérait pas la représentation comme une approximation du gouvernement par le peuple rendue techniquement nécessaire par l'impossibilité matérielle de rassembler les citoyens dans de grands États. Il y voyait au contraire un système politique substantiellement différent et supérieur (p. 12-13).
[…] Sieyés, de son côté, soulignait avec insistance la « différence énorme » entre la démocratie où les citoyens font eux-mêmes la loi et le régime représentatif dans lequel ils commettent l'exercice de leur pouvoir à des représentants élus. Toutefois, la supériorité du régime représentatif ne tenait pas tant, pour Sieyès, à ce qu'il produisait des décisions moins partiales et passionnelles, mais à ce qu'il constituait la forme de gouvernement la plus adéquate à la condition des « sociétés commerçantes » modernes où les individus sont avant tout occupés à produire et à distribuer des richesses. (B. Manin, 1993, p. 13.)
Sur la nature non démocratique du professionnalisme en politique :
Les démocrates athéniens percevaient, en dernière analyse, un antagonisme entre la démocratie et le professionnalisme. La démocratie consistait à accorder le pouvoir suprême aux simples particuliers, aux citoyens ordinaires, ceux que les Athéniens appelaient hoi idiotai. (B. Manin, 1993, p. 50-51.)
Sur le caractère mixte du gouvernement représentatif :
Le gouvernement représentatif comporte bien, en réalité, des éléments démocratiques. Mais sa dimension oligarchique est tout aussi incontestable. […] Le dispositif institutionnel du gouvernement représentatif se caractérise par la combinaison de propriétés démocratiques et non démocratiques. (B. Manin, 1993, p. 306.)
Au sujet du populisme, le penseur socialiste Jean-Claude Michéa prend acte de l'usage contemporain erroné du mot « démocratie » :
[…] il faut un terme nouveau pour désigner ce « gouvernement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple » où chacun voyait encore, il y a peu, l'essence même de la démocratie. Ce nouveau terme, choisi par les ateliers sémantiques, sera celui de « populisme ». (J.-C. Michéa, 2007, p. 85.)
Sur l'importance de la parole, l'exemple de Boum-le-Grand :
La phrase citée en langue kùláál définit donc la tradition comme la parole de toujours qui garde assise en terre. En s'exprimant ainsi, les intéressés affirment de manière explicite quel lien vital les réunit : c'est en reprenant un verbe fondé dans le temps et dans l'espace que la société entend faire sa cohésion et la maintenir. (C. Pairault, 1966, p. 310-311.)
Sur le caractère non universel de ce qui fonde la légitimité des dirigeants, le basculement dans l'histoire occidentale qui explique l'abandon du tirage au sort au profit de l'élection :
Entre les communes américaines de la période coloniale ou révolutionnaire et les cités italiennes de la Renaissance, ce n'étaient pas les circonstances extérieures qui avaient changé, mais les croyances et les valeurs, la conception de ce qui faisait la légitimité d'une autorité collective (p. 113).
[…] Il y avait en effet une représentation au regard de laquelle les mérites du sort et de l'élection paraissaient considérablement différents et inégaux : le principe que toute autorité légitime dérive du consentement de ceux sur qui elle est exercée ou, en d'autres termes, que les individus ne sont obligés que par ce à quoi ils ont consenti. (B. Manin, 1993, p. 113-114.)
Sur la fonction légitimatrice des élections en Occident :
L'élection au contraire accomplit deux choses à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps elle légitime leur pouvoir et crée chez ceux qui ont désigné un sentiment d'obligation et d'engagement envers ceux qu'ils ont désignés. (B. Manin, 1993, p. 116.)
Joseph Ki-Zerbo fait une distinction entre la légitimité d'un gouvernement africain et son respect des règles représentatives :
Ce qui est très caractéristique actuellement chez les dirigeants africains, c'est que l'idée d'avoir à rendre compte à des instances […] a souvent disparu. Dans ce cas, ces élites sont légales […] mais elles ne sont pas légitimes. (Joseph Ki-Zerbo, 2003, p. 76.)
Cette remarque est à rapprocher là encore de l'analyse de Bernard Manin. Dans les systèmes représentatifs occidentaux, l'idée de rendre des comptes est rejetée :
Or le système, praticable, de la révocabilité n'a été nulle part établi de façon durable. Il faut en conclure qu'il a été rejeté pour des raisons de principe et non pas simplement pour des motifs pratiques ou techniques. En outre, pour quelque raison que les mandats impératifs et la révocabilité permanente aient été rejetés, ce rejet initial, jamais durablement remis en cause par la suite, dessine une différence fondamentale entre le gouvernement représentatif et un régime assurant une coïncidence entre les préférences des gouvernés et les décisions des gouvernants.
Des promesses ou des programmes ont pu être offerts, les représentants ont toujours conservé, en dernière instance, la liberté de les respecter ou non. (B. Manin, 1993, p. 213-214.)
La durée de 2 400 ans pour les pharaons en Égypte est tirée du monumental travail de compilation de Joseph Ki-Zerbo dans Histoire de l'Afrique noire :
1. L'Ancien Empire : de la 1re à la 12e dynastie (-3500 à -2000) […]
2. Le Moyen Empire : de la 12e à la 18e dynastie (-2000 à -1580) […]
3. Le Nouvel Empire (-1580 à -1100) […]
(Joseph Ki-Zerbo, 1978, p. 65-66.)
Sur la progression à marche forcée des sociétés africaines, une manifestation à Boum-le-Grand en est l'augmentation du nombre des femmes devins, lesquelles le deviennent à la suite d'une crise de « possession » :
Un dernier fait, de portée sociale, mérite d'être souligné. De l'avis unanime, le nombre des úúnèèlí a sensiblement crû dans le cours des vingt dernières années, aussi bien en zone sara (Malé, Moufa, Souka…) que chez les Goula Iro. Des auteurs familiarisés avec l'étude des « phénomènes de possession » insistent volontiers sur la généralité de leur extension en Afrique noire contemporaine ; ils en rendent compte par la tension critique que répercute sur les psychismes un éclatement des modèles familiaux traditionnels. L'explication peut concerner Boum Kabir, où un état des choses apparemment séculaire hérite à présent de nouveaux aléas, le premier dans la série datant peut-être de l'exploitation obligatoire du coton, vers 1930. (C. Pairault, 1966, p. 271.)
L'essai L'économie morale de Laurence Fontaine sur l'Europe préindustrielle témoigne tout entier de la nature communautaire des sociétés féodales. L'historienne situe le basculement de l'Occident d'une économie féodale vers une économie capitaliste entre le xvie et le xviiie siècle :
Ainsi, entre xvie et xviiie siècle, les cadres de référence ont basculé, passant d'une éthique inscrite dans la religion à une autre née du politique et de l'économique. Les couples conceptuels de crédit et usure, don et crédit, travail et charité ainsi que ceux de nature et de contrat se sont redéfinis. (L. Fontaine, 2008, p. 220.)
Le philosophe canadien Charles Taylor analyse le « malaise de la modernité » comme étant consécutif à une perte de sens, une perte du sacré et une perte du contrôle politique.
Sur la définition de l'idéal de l'authenticité comme idéal occidental contemporain :
L'idéal moral qui se profile derrière la recherche de l'épanouissement de soi en est un de véracité à soi-même, dans l'acceptation spécifiquement moderne de ce terme. Lionel Trilling l'a brillamment défini, il y a longtemps déjà, dans un ouvrage important où il a réussi à saisir cette forme moderne et à la différencier d'autres formes plus anciennes ; la distinction est manifeste dans le titre même du livre, Sincerity and Authenticity, et je vais reprendre moi aussi ce mot d'« authenticité » à propos de l'idéal contemporain. (C. Taylor, 1991, p. 23.)
Sur les origines de l'idéal de l'authenticité :
L'éthique de l'authenticité, relativement récente, appartient à la culture moderne.
[…] Pour décrire son évolution, on peut retracer son origine dans cette idée du xviiie siècle que les êtres humains sont dotés d'un sens moral, d'une intuition de ce qui est bien et de ce qui est mal. Cette doctrine visait au départ à combattre la thèse rivale selon laquelle la connaissance du bien et du mal exprimait un calcul des effets, en particulier des récompenses et des châtiments divins. (C. Taylor, 1991, p. 33.)
Sur l'absence d'une volonté publique de moralement s'élever :
Cette façon de voir prolonge dans la culture moderne une tendance séculaire qui place le centre de gravité de la bonne vie non pas sur un plan plus élevé mais dans ce que j'appellerais la « vie ordinaire », autrement dit, le travail, la famille et l'amour. (C. Taylor, 1991, p. 53.)
Au sujet des origines de l'idéal de l'authenticité, le philosophe Pierre Manent, dans son anthologie Les libéraux, présente ainsi un texte de Pierre Bayle :
Bayle développe principalement deux arguments. […]
Le second argument est de beaucoup le plus important. Le seul guide sûr de nos actions est la « lumière naturelle ». Si donc une Église paraît nous ordonner quelque action contraire à cette lumière, à notre instinct pour ainsi dire infaillible de ce qui est juste — et par exemple de violenter les hérétiques pour les convertir —, il nous faut conclure que ce commandement ne saurait venir de Dieu. Ce que Dieu veut de nous ne peut que coïncider avec l'idée que, selon la lumière naturelle qu'il nous a donnée, nous nous faisons du bien et du mal, avec le « dictamen de la conscience ». Le seul impératif moral est donc d'agir selon notre conscience. Il est vrai que cette conscience peut entretenir des notions fausses, mais ces erreurs ne sauraient en tant que telles être des fautes : « Les âmes qui croient la vérité, et celles qui croient l'erreur ne sont jusque-là en rien meilleures moralement les unes que les autres. » En d'autres termes, le choix d'une opinion n'emporte pas de responsabilité morale. Ce à quoi l'on est tenu, c'est à agir en accord avec son opinion. On voit que, dès la fin du xviie siècle, Bayle constitue la « moralité moderne » où la « sincérité » est le résumé de toutes les vertus, ou leur substitut. (P. Manent, 1986, p. 114-115.)
Jean-Claude Michéa suggère que les valeurs progressistes en Occident sont une conséquence du traumatisme laissé par les « guerres civiles idéologiques » qui ont ravagé l'Europe du xive au xviie siècle :
En ce sens, l'idéal moderne du Progrès s'enracine beaucoup moins, à l'origine, dans une attirance pour un quelconque paradis terrestre, que dans le désir d'échapper à tout prix à l'enfer de la guerre civile idéologique, c'est-à-dire dans le désir de se soustraire enfin au « plus grand des maux ». (J.-C. Michéa, 2007, p. 28-29.)
Le projet occidental moderne génère alors un recul de la morale publique :
Cette solution implique, en contrepartie, que les valeurs morales — dans lesquelles les différentes civilisations du passé avaient puisé une partie de leur raison d'être — soient désormais chassées hors de l'espace public. (J.-C. Michéa, 2007, p. 131.)
Sur l'atomisme social engendré par un individualisme sans compromis :
Ce durcissement peut expliquer en partie les déviations de la culture de l'authenticité. Ses formes égocentriques sont aberrantes, comme nous l'avons vu, à deux points de vue. Elles situent la source des satisfactions dans l'individu, n'accordant à ses relations qu'un rôle purement instrumental : elles poussent, en d'autres mots, vers l'atomisme social. (C. Taylor, 1991, p. 66.)
Sur le recours à la justice conséquence de l'absence de morale publique :
Il est donc, à terme, inévitable que ce processus d'extension infinie des droits individuels (ou libéralisation des mœurs) finisse par déclencher, sous l'effet de la vieille dialectique provocation/raidissement, l'apparition d'une nouvelle guerre de tous contre tous. Guerre menée, cette fois-ci, devant les tribunaux et par avocats interposés […] (J.-C. Michéa, 2007, p. 41).
Ou encore :
C'est ce que sous-entend le relativisme doux en tant que principe moral : personne ne peut légitimement critiquer les valeurs d'autrui. Cela incite ceux qui sont imbus de cette culture à recourir aux procédures judiciaires : la limite assignée au plein épanouissement de soi se trouve dans le fait que les autres doivent jouir d'une chance identique de s'épanouir. (C. Taylor, 1991, p. 53.)
Sur la souplesse des règles coutumières :
Différant de la loi non par une moindre rigueur, mais par sa fluidité, la coutume ne se borne pas à codifier des droits et des devoirs. […] Par le biais où nous envisagions jusqu'à présent certains de ses impacts, la coutume organisait une substance éthique […] (C. Pairault, 1966, p. 311).
Sur l'importance des « autres qui comptent » dans la construction de soi :
Le caractère général de l'existence humaine que je veux évoquer est son caractère dialogique fondamental. Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre, et donc de définir une identité, grâce à l'acquisition des grands langages humains d'expression. Pour les fins de la discussion, je veux prendre « langage » dans son sens le plus large, ne comprenant pas seulement les mots que nous utilisons pour parler mais aussi les autres modes d'expression par lesquels nous nous définissons, les « langages » de l'art, des gestes, de l'amour, et ainsi de suite. Nous nous sommes initiés à ces langages en échangeant avec d'autres. Personne n'acquiert seul les langages nécessaires à sa propre définition. Nous les maîtrisons grâce à nos échanges avec ceux qui comptent pour nous — ceux que George Herbert Mead a appelé « les autres qui comptent ». En ce sens, la formation de l'esprit humain ne se fait pas de façon « monologique », c'est-à-dire de façon indépendante, mais dans la rencontre avec l'autre. (C. Taylor, 1991, p. 40-41.)
Sur l'identité rivée à la fonction sociale dans les sociétés non individualistes :
Dans les sociétés anciennes, ce que nous pourrions appeler l'identité de la personne était dans une certaine mesure défini par la place qu'elle occupait dans la société et cela, quels que soient les activités ou le rôle qui lui étaient dévolus. (C. Taylor, 1991, p. 55.)
Sur le risque d'échec de la reconnaissance :
Le problème à propos de l'identité personnelle originale et qui émane de l'intérieur, c'est qu'elle ne dispose pas de cette reconnaissance a priori. Elle doit se la mériter au travers de l'échange, et elle peut échouer. La nouveauté, à l'époque moderne, n'est pas le besoin de reconnaissance mais la possibilité qu'il puisse ne pas être satisfait. (C. Taylor, 1991, p. 56.)
Après quinze ans de travail avec les clochards de Paris, le psychanalyste et ethnologue Patrick Declerck voit la désocialisation comme une pathologie d'« aménagement du pire », et la clochardisation comme l'« aboutissement extrême » de cette pathologie :
J'entends par désocialisation un ensemble de comportements et de mécanismes psychiques par lesquels le sujet se détourne du réel et de ses vicissitudes pour chercher une satisfaction, ou — a minima — un apaisement, dans un aménagement du pire. La désocialisation constitue, en ce sens, le versant psychopathologique de l'exclusion sociale. […] Ainsi la clochardisation serait l'aboutissement extrême et caricatural d'un ensemble de comportements et de processus psychiques présents, à bas bruit, en amont, chez des sujets plus ou moins déstabilisés dans leur existence et leur identité sociale et économique. Bref, on ne saurait comprendre la dynamique propre au phénomène de la clochardisation, à moins de considérer que cette dernière est la manifestation, in fine, d'un désir inconscient du sujet qui recherche et organise le pire. Cette recherche du pire passe, de faux pas en actes manqués, par la destruction brutale ou progressive de tout lien libidinal. Il s'agit de rendre tout projet impossible. Le sujet n'y organise rien moins que sa propre désertification. (P. Declerck, 2001, p. 294.)
Notons que le rejet des contraintes familiales gagne les villes africaines. Des chercheurs en sciences sociales ont publié des entretiens réalisés en 1997 avec des enfants qui vivent dans les rues de Niamey (Niger). Quelques extraits :
– Pourquoi tu as quitté le domicile de ton père ?
– Je n'étais pas à l'aise, c'est pourquoi j'ai quitté la maison. À la maison on me frappe (cas 1).
*
* *– Qu'est-ce qui t'empêche d'être à l'aise chez toi ?
– C'est ce que mon père et ma mère me font qui m'a poussé à partir.
– Qu'est-ce qu'ils te font ?
– Ils me grondent à chaque instant, c'est pourquoi j'ai quitté (cas 2).
*
* *– As-tu des parents à Niamey ?
– Oui. Il y a le petit frère de mon père. Il habite dans les parages du grand marché. C'est chez lui que j'étais resté. Mais maintenant je ne suis plus avec lui, car nous nous sommes disputés. Il m'avait grondé d'avoir frappé un enfant de la concession qui me provoquait. C'est pourquoi j'ai quitté (cas 5).
*
* *– On te maltraite là-bas parce que ta mère n'est pas là ?
– Oui, c'est ça. Tu as vu cette trace de blessure sur ma tête ? Ce sont mes demi-frères qui en sont les auteurs.
– Ton père te maltraite-t-il aussi ?
– Non, c'est ma marâtre qui me maltraite. Car même lorsque j'avais décidé de partir, mon père m'avait conseillé de rester mais j'ai refusé. Nous étions aux champs lorsque mon demi-frère m'avait frappé. Alors je suis retourné à la maison, j'ai retiré mon argent confié à mon père, et je suis parti (cas 9).
*
* *– Mon père est à Boukoki il est vendeur de courge, ma mère ne fait rien. Quand j'étais à la maison je mangeais bien, je dormais très bien, j'ai fui parce que mon frère m'embêtait beaucoup, il m'insulte, il me traite de « drogueur ».
*
* *– Donc, pourquoi as-tu fui ?
– Je te dis qu'on m'emmerde beaucoup. Mais ma mère ne m'emmerde pas, ce sont mes grands frères qui m'emmerdent, parce que des fois ma mère même me propose d'aller à Niamey chercher du travail. C'est mieux que de rester souffrir (cas 29).
*
* *(J.-P. Olivier de Sardan, Tidjani Alou, 2002.)