Le don devrait-il être gratuit ?
Mon livre est là pour le montrer, une contrepartie existe le plus souvent, la contrepartie du don est un sentiment. Lorsqu'on donne à quelqu'un en particulier, ce sentiment prend place par exemple dans un jeu de pouvoirs ou de sociabilité. Si l'on donne à une administration, la contrepartie est plutôt la fierté, ou la satisfaction du devoir accompli, ou encore le sentiment de mériter sa place dans la société, quelque-chose en tout cas. Serait-il préférable que le don soit sans contrepartie ?
Deux notions sont utilisées pour exprimer la « gratuité » du don : l'amour (au sens de la charité) et le détachement. La charité est un amour qui n'est pas égoïste. Mais c'est un amour et donc un attachement, c'est-à-dire un sentiment. Si la gratuité est l'absence de contrepartie, le don charitable a sa contrepartie et n'est pas gratuit. Un don sans aucune contrepartie demande au contraire un absolu détachement.
Au bout du détachement, on ne peut plus choisir qui ou pourquoi aider avec sa conscience. Car s'il y a une conscience, c'est bien qu'un petit sentiment s'y cache et dirige le don. Sans sentiment, l'aide se décide « mécaniquement » en suivant des règles rationnelles. Voilà pourquoi seules des structures impersonnelles peuvent donner sans contrepartie.
Glisser une administration entre le donateur et le donataire est alors un moyen efficace de diminuer la contrepartie du don. Une administration, en effet, donne sans sentiment ; son don est « pur ». Tel est le cas d'une association d'aide aux démunis : l'association obéit à ses règles de gestion, elle n'éprouve pas de sentiment lorsqu'elle donne. Mais, une association est elle-même financée par des dons privés et ceux-ci varient selon l'affect des donateurs. Des sentiments risquent encore d'influencer plus ou moins directement les critères rationnels de l'aide distribuée. Pour détacher l'association de tout sentiment, il faut la faire financer au moyen d'une autre administration. C'est le cas en France : le secteur associatif reçoit des aides croissantes de l'État et l'État ne se finance pas par des dons.
Aujourd'hui en Occident, il n'y a pas de recherche d'un équilibre entre les dons sans et avec contrepartie. Nous vivons un recul sans limite des sentiments et de l'attachement. Nous fuyons la contrepartie des dons. Chaque jour un peu plus, les dons du vivant cèdent du terrain aux dons mécaniques.