Papiers
Publié le 24 juillet 2007.

Lettre à "Terre & Humanisme"
sur les causes de l'exclusion sociale en France

Voici le texte complet envoyé en mai 2007 au magazine "Les Nouvelles" de l'association écologiste décroissante "Terre & Humanisme", suite à un appel à contributions. Un extrait en a été publié dans le numéro 58 consacré à l'humanisme.


La désociabilisation, une dure contrepartie pour la liberté individuelle

Selon un sondage BVA réalisé fin 2006 pour Emmaüs-La Vie-L'Humanité, un Français sur deux aurait peur de devenir un jour SDF. 100 000 êtres humains vivent à ce jour en France et dans la rue. Comment en est-on arrivé là ? Et comment font certaines sociétés qui désociabilisent moins, en particulier, celles dont le mode de vie est communautaire, dans des pays peu développés ?

Votre demande de contribution me tombe sous les yeux alors que je suis, sur le sujet de l'exclusion sociale, en grande conversation épistolaire avec un ami jésuite Bukinabé. A mon évocation des logiques communautaires, il acquiesce puis me rappelle le parasitisme et le conservatisme. Et je n’ignore pas en effet à quel point les sociétés communautaires sont arc-boutées sur des traditions à l’envers du progrès. Bien des Africains gagnent à accepter plus de liberté individuelle : moins d’obscurantisme, plus d'ouverture, plus de tolérance, plus d'instruction, plus d'échanges, et un peu de démystification du mode de vie occidental. Mais ceci n'empêche pas que pour nous, Occidentaux, ou au moins ici en France, nous sommes à mon avis allé un peu loin. Et nous en avons perdu une partie de notre humanisme.

Nos civilisations occidentales sont construites sur une morale deux fois millénaire : « Aide-toi et Dieu t'aidera ». Chacun est ou devrait être le premier responsable de son propre parcours. Les valeurs communautaires sont stigmatisées. Il est par exemple de notoriété publique que le communautarisme est source de conflits, que des liens avec des organisations familiales qui obéissent à leur propre justice (« mafieuses ») sont moralement condamnables, que le copinage pour progresser en entreprise est injuste ; mieux vaut aider une connaissance qui mérite plutôt qu'un proche parent qui ne fait pas d'effort, toute corruption est immorale, etc. Pour nous préserver des sentiments communautaires, nous avons organisé nos sociétés autour d'administrations (publiques et privées) qui prennent en charge l'aide matérielle aux personnes en difficulté. En particulier dans les domaines de la santé, des retraites, du chômage. C'est à dire les trois situations qui produisent les liens sociaux les plus forts chez les peuples communautaires.

Et le résultat est fabuleux ! Jamais dans l'Histoire aucun peuple n'avait été constitué d'individus aussi libres que les Occidentaux d'aujourd'hui. Jamais autant d'innovations, de confort, de débats, d'idées... Et jamais les liens sociaux entre les individus n'avaient été aussi fragiles. A force de protéger chacun sa liberté, de cultiver chacun une quasi-absence de liens sociaux, certains malchanceux finissent par voir se briser le peu de liens qui les retiennent à la société. Alors les malheureux, de déprimes en dépressions, risquent de sortir de la société. Le risque encouru est à la hauteur de notre civilisation d'exception. Terrifiant.

Prenons un exemple. Imaginons un individu Occidental banal qui traverse une période un peu (mais pas trop) difficile de sa vie. Il manque de soutiens, mais préfère ne pas embarrasser son entourage. Plus étonnant : il va jusqu'à refuser l'aide que lui propose spontanément un parent proche. Pourquoi refuse-t-il ? Parce qu'en acceptant de l'aide, il se retrouverait redevable. Et donc, perdrait un peu de sa liberté future. Il serre les dents, encaisse, se débrouille avec juste l'aide des administrations... et ça passe. Quelques mois plus tard, il peut s'estimer content : il a réussi à s'en sortir sans être redevable à personne. Il est libre. Ce parcours-là, chaque Occidental le traverse de temps à autres. En refusant l'aide de son entourage pour des problèmes importants ou bénins, l'individu préserve sa liberté d'agir et de penser. Mais il ignore qu'alors, en substituant une aide impersonnelle à celle de l'un de ses proches, il refuse des liens sociaux irremplaçables en cas de coup dur pour ce dernier. A l'inverse, dans les organisations communautaires, les liens sociaux sont créés par les perpétuelles dettes et créances (matérielles) de l'individu envers son entourage. Là-bas le lien social, c'est le fait d'être redevable à quelqu'un.

Voilà en substance quelques idées sur un sujet qui, je crois, a sa place dans une réflexion sur l'humanisme. Et s’il fallait proposer un conseil à tous les Français qui craignent de se retrouver un jour à la rue, peut-être pourrions-nous suggérer : apprendre à compter sur autrui ?


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