Papiers
Publié le 21 août 2006.

Une critique de la solution proposée
par Patrick Declerck dans :
« Le sang nouveau est arrivé, l'horreur SDF »

J'ai envoyé par la poste une réponse à Patrick Declerck, auteur du livre "Le sang nouveau est arrivé, l'horreur SDF". Je la publie ici car je ne suis pas certain que la lettre lui parviendra, et parce qu'elle intéresse plusieurs de mes relecteurs. J'en profite pour signaler au lecteur hors contexte, que cette lettre n'est pas une prise de position contre le revenu d'existence. Ma réponse ne porte que sur le danger d'exclusion. J'ajoute aussi que le texte concerne une seule page de l'ouvrage de Patrick Declerck. Il ne s'agit donc pas d'une critique du livre.


A destination de Patrick Declerck
Auteur de « Le sang nouveau est arrivé »
Publié aux éditions Gallimard en 2005

Objet : Une critique de la solution de l'ouvrage « Le sang nouveau est arrivé, L'horreur SDF ».

A l'attention de Patrick Declerck.

Monsieur,

Votre pamphlet sur l'horreur SDF m'a décoiffé. Malgré tout le respect que je vous porte, et malgré le peu d'expérience que j'ai en la matière, je vous écris car je pense que la solution que vous préconisez empirerait les choses. C'est en partant de l'ethnologie en Afrique que j'en suis arrivé aux SDF en France. Je vous résume ici ce que je pense avoir compris.

Vous suggérez « Un revenu minimum d'existence, à vie et sans questions, enquêtes, réserves ou contreparties aucunes. Un droit. Un vrai droit de l'homme pour tous les hommes ». Cette solution répondrait à la misère matérielle des SDF. Mais est-ce bien le manque de domicile fixe et la précarité matérielle qui caractérise « l'horreur SDF » ?

Qu'est-ce qu'un SDF ? Et par exemple, pourquoi à N'Djamena (Tchad) en 2004, n'y avait-il à mon avis même pas dix SDF sur 700 000 habitants ? Comment font les Tchadiens ? Un infirmier catholique est parti vivre en 1972 dans l'un des pires bidon-villes de Calcutta, et Dominique Lapierre en a fait un ouvrage titré « La Cité de la joie » ... Où est la joie chez les SDF en France ? En ridiculisant Soeur Emmanuelle pour son affirmation « Les pauvres du tiers-monde ne connaissent pas le désespoir », vous ratez justement un détail essentiel. La misère des SDF dans les pays développés est souvent infiniment plus douloureuse que celle des plus pauvres habitants (non-SDF) des pays pauvres. Pourtant les pauvres des pays pauvres ont moins de revenus qu'un SDF en France. Peut-être la pauvreté n'est-elle qu'une perception subjective et relative, peut-être l'exclusion commence-t-elle lorsqu'on sort de la norme. Mais alors pourquoi les populations qui ont le moins d'exclus, sont aussi celles qui ont le moins de protections contre les sorties accidentelles de leur norme ? Ne serait-ce pas plutôt l'exclusion la cause et la sortie la conséquence ? Je crois, moi, que le logement n'est qu'une conséquence de « l'horreur SDF ». Et je crois que cette immense déchéance n'est pas d'ordre matérielle, et même, ne devrait surtout pas être résolue par une aide matérielle.

Dans les pays développés, les citoyens sont très libérés des emprises communautaires. Chacun peut ainsi se permettre de se fâcher avec son entourage, sa famille, de divorcer de son conjoint, d'ignorer ses voisins, de garder ses distances avec ses collègues de travail. Et pour cause : l'individu est protégé par une sécurité sociale performante et impersonnelle. Notamment : une assurance santé, une assurance chômage et un système de retraite. Le citoyen moderne du pays développé se caractérise alors par une plus grande liberté d'être et de penser... et par une fragilité record de ses liens sociaux.

Lors de moments difficiles de sa vie, l'individu traverse des déprimes qui risquent de le mener à la dépression. Le cas échéant, les organismes de sécurité sociale assureront sur ses besoins matériels. Mais ne fourniront pas de soutien moral majeur. Or l'individu en difficulté a besoin avant tout de soutiens moraux. Augmenter la durée ou le montant des aides sociales ne change rien au manque de soutien moral. Que le soutien matériel dure six mois ou cinq ans, quand les aides matérielles cesseront, l'individu dépressif ayant rompu avec son entourage se retrouvera dans la rue. Si les aides ne cessent pas, l'individu ne finira peut-être pas dans la rue... mais le problème reste entier : son immense douleur vient de ce qu'il n'est plus dans la société. L'acronyme « SLS » caractériserait mieux l'horreur de sa situation : « sans liens sociaux ».

Imaginons un instant que cette idée du revenu minimum d'existence fasse son chemin. Dans vingt ans vous trouverez des individus dans des taudis, sans autres liens avec la société que le transfert de cet argent impersonnel, dans des actes d'achat et de location, que la société rendra tout aussi impersonnels. Vous trouverez des militants humanitaires en maraude, qui nettoieront les taudis. Quelle différence, à part le confort ? Et si l'effet du revenu inconditionnel n'est pas celui-là, il sera autre. Mais protégerait-il les liens sociaux des individus en danger ? A ceux dont la fragilité sociale provient d'une insécurité matérielle, oui. Et les autres ? Vous écrivez « La société s'excusera ainsi de son poids pesant. De ses obligations implacables. De sa tyrannie insidieuse et larvaire qui rôde aux frontières mêmes de nos larmoyantes démocraties. » ... Pour les SDF déjà existants seulement. En revanche, est-ce bien le poids de la société qui crée les SDF ? Car le poids et la tyrannie de l'entourage de l'individu dans les sociétés communautaires en Afrique, dépasse de loin celui que nous subissons dans nos sociétés développées. Ce dont souffrent les SDF, et que les membres des sociétés pauvres et communautaires ont la chance d'ignorer, c'est d'un manque de place dans la société. Et si ce manque de place venait d'une indigence matérielle absolue ou relative, pourquoi le cas serait-il traditionnellement plus rare dans plusieurs pays pauvres ?

Pourquoi une aide matérielle inconditionnelle créerait de nouveaux SDF ? Parce qu'elle libérerait encore plus l'individu des liens sociaux de son entourage. Parce qu'en fragilisant ces liens, elle fragiliserait le soutien moral dont l'individu a besoin dans les moments difficiles.

Et alors, quelle autre solution ? Est-il envisageable de mettre en place une aide préventive, étatique ou associative, pour un soutien moral ? Croire cela, c'est ignorer que le soutien moral passe par des liens sociaux. Observons les sociétés communautaires, puisque leurs résultats sont meilleurs que les nôtres. Chez elles les liens sociaux sont créés par des échanges inégaux en valeur matérielle. Par exemple, vous achetez un cahier à 600 francs cfa alors que le prix pour les plus pauvres est 400 : vous créez un lien social en votre faveur. Un ami pauvre de la famille du vendeur va réussir à obtenir ce même cahier pour 350 : un lien social est créé en faveur du vendeur. Ces logiques de chacun donne obligatoirement en fonction de ce qu'il a, créent en permanence des liens sociaux. Dans ces sociétés, chaque individu est redevable à une multitude d'autres, et une multitude d'autres lui sont redevables. Dans les sociétés communautaires, il n'y a pas de don matériel sans un lien social en contrepartie.

Mais ce qui nous intéresse est la réciproque, vraie aussi : il n'y a pas de création de liens sociaux sans contrepartie matérielle. Vous voulez une solution à l'horreur de la situation des exclus de la société ? Alors apprenez aux individus à donner à leur entourage. Et, surtout, à accepter les dons de leur entourage, malgré l'atteinte à sa liberté que l'individu consent alors. Accepter une aide de l'Etat, d'une association ou même d'une assurance est si facile : le bénéficiaire n'est redevable à personne ! Mais il ignore qu'alors, en substituant une aide impersonnelle à celle de l'un de ses proches, il refuse des liens sociaux irremplaçables en cas de coup dur pour ce dernier. Vous souhaitez que la société fasse une place pour chacun ? Visez une société où les individus s'entraident mutuellement, personnellement, et à commencer par de petits problèmes bénins. Sans passer par des associations ou par l'Etat.


Note de juillet 2007 : Une ancienne professionnelle du SAMU Social a cité et repris des parties de cette lettre dans son ouvrage. Les références : "Si l'exclusion m'était contée", de Liliane Gabel, publié aux éditions "Les points sur les I". Son témoignage mérite d'être lu, je recommande.


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