Lettre à L'Itinérant
sur les causes de l'exclusion en France
Voici une lettre envoyée en octobre à Rodolphe Clauteaux, du quotidien L'Itinérant, suivie de la réponse.
A destination de Rodolphe Clauteaux
Auteur de l'article « Non, pas comme une bête ! »
Publié par L'Itinérant n° 618, du 28 sept. 2006
Objet : L'ultralibéralisme fait des victimes car il a besoin de misère (!)
A l'attention de Rodolphe Clauteaux.
Monsieur,
Il m'arrive de lire L'Itinérant, certe trop peu souvent, je ne l'achète que lorsque je trouve le temps de le lire. Et donc il y a quelques jours j'ai lu votre interview de Cécile Rocca, du collectif des Morts de la Rue. C'était intéressant et puis je suis tombé sur le passage : « L'ultralibéralisme est un totalitarisme économique, pas ou peu politique, qui fait, volontairement, des victimes. Il a besoin de misère. ». Et Cécile Rocca de rajouter : « vous aviez dit que toute dictature avait besoin de "disparus" ».
Tout d'abord une remarque sur le sens des mots. Votre emploi du terme « ultralibéralisme » est impropre. Le libéralisme n'est pas juste une doctrine économique. Donc le libéralisme à l'extrême non plus. D'autre part, l'utilisation du mot « dictature » pour qualifier une économie fondée sur un non-interventionnisme, est une image. N'est qu'une image. Une analogie bien discutable. Peut-être y-a-t-il une règle générale sur les dictatures et les disparitions, mais la généralisation à la liberté d'entreprendre et d'échanger me paraît bien douteuse. Bon, passons, puisque je ne vous écris pas pour ce point-là.
Et reprenons l'idée sous-entendue par votre affirmation. En résumé, le monde économique est une grande machine à produire, qui ne s'embarrasse pas de dommages collatéraux. Il y aurait donc nécessairement des perdants, des malchanceux éjectés du système. D'où les SDF. J'ai un doute. Est-ce bien une trop grande précarité matérielle qui mène un être humain à la rue ? Est-il avéré que les SDF sont issus des catégories socio-professionnelles les plus défavorisées ?
Qu'est-ce qui caractérise vraiment la situation de SDF en France ? Pour ma part je vois deux volets. La précarité matérielle en premier lieu, à savoir la pauvreté, l'insécurité, le manque de logement. La précarité sociale aussi, qui est de l'ordre du relationnel, un manque de liens sociaux. Selon une idée qui fait consensus en France, la précarité matérielle est le problème qui engendre l'exclusion. Seulement, comment expliquer que certains pays particulièrement pauvres, prenons par exemple le Burkina Faso, aient une proportion d'exclus radicalement plus faible qu'en France ? Il existe pourtant une portion significative de la population burkinabée en grande précarité matérielle. Et au sein-même du Burkina Faso, comment expliquer que les exclus soient concentrés dans les parties les plus riches du pays, à savoir les grandes villes ? Voici trois tentatives d'explication :
1) Les exclus se déplaceraient vers la richesse. Sauf qu'il y a plus d'exclusion en France qu'au Burkina Faso. Pourtant les frontières sont peu franchissables, en particulier pour les plus pauvres. Cette explication ne colle donc pas.
2) Autre hypothèse : il y aurait exclusion là où le différentiel entre les riches et les pauvres est le plus grand. Mais là encore, les différentiels burkinabés n'ont rien à envier à ceux de France. Ça ne colle pas plus.
3) Ou bien, dernière hypothèse, la précarité matérielle n'est pas un facteur d'exclusion. En fait, à bien y regarder, il semblerait même que les sociétés les moins précaires soit celles qui excluent le plus !
Admettons un instant que la précarité matérielle ne soit pas une cause majeure d'exclusion. Et prenons la peine de nous pencher sur la deuxième précarité que subit un SDF en France, à savoir, le manque de liens sociaux.
Imaginons un individu banal qui traverse une période un peu (mais pas trop) difficile de sa vie. Il manque de soutiens, mais préfère ne pas embarrasser son entourage. Plus étonnant : il va jusqu'à refuser l'aide que lui propose spontanément un parent proche. Pourquoi refuse-t-il ? Parce qu'en acceptant de l'aide, il se retrouverait redevable. Et donc, perdrait un peu de sa liberté future. Il serre les dents, encaisse, se débrouille avec juste l'aide des administrations... et ça passe. Quelques mois plus tard, il peut s'estimer content : il a réussi à s'en sortir sans être redevable à personne. Il est libre. Ce parcours-là, chaque Français le traverse de temps à autres. En refusant l'aide de son entourage pour des problèmes importants ou bénins, l'individu préserve sa liberté d'agir et de penser. A l'inverse, dans les pays communautaires, les liens sociaux sont créés par les dettes et les créances (matérielles !) de l'individu envers son entourage. Là-bas le lien social, c'est le fait d'être redevable à quelqu'un.
En Occident nos valeurs sont d'ordre individuel. C'est : « Aide-toi et Dieu t'aidera ». Chacun est ou devrait être le premier responsable de son parcours. Les valeurs communautaires sont mêmes redoutées ! Il est par exemple de notoriété publique que le communautarisme est une cause de conflit, que des liens avec des organisations familiales un peu mafieuses sont moralement condamnables, que le copinage pour progresser en entreprise est injuste ; mieux vaut aider une connaissance qui mérite plutôt qu'un proche parent qui ne fait pas d'effort, toute corruption est amorale, etc. Pour nous préserver des sentiments communautaires, nous avons organisé notre société autour d'administrations (publiques et privées) qui prennent en charge l'aide matérielle aux personnes en difficulté. En particulier dans les domaines de la santé, des retraites, du chômage. C'est à dire les trois situations qui produisent le plus de liens sociaux chez les peuples communautaires.
Et le résultat est fabuleux ! Jamais dans l'Histoire aucun peuple n'avait été constitué d'individus aussi libres que les Occidentaux d'aujourd'hui ! Jamais autant d'innovations, de confort, de débats, d'idées ! Et jamais les liens sociaux entre les individus n'avaient été aussi fragiles. A force de protéger chacun sa liberté, de cultiver chacun une quasi-absence de liens sociaux, certains malchanceux finissent par voir se briser le peu de liens qui les retiennent à la société. Alors les malheureux, de déprimes en dépressions, risquent de sortir de la société. Le risque encouru est à la hauteur de notre civilisation d'exception. Terrifiant.
Mais alors, si la précarité matérielle n'est pas la cause, pourquoi tant d'histoires d'exclusion en France commencent-elles le jour d'un licenciement ? Est-ce une conséquence de la perte du salaire, ou bien... Ou bien perdre son travail, en Occident, c'est aussi et surtout perdre une source majeure de liens et de position sociale. Autre remarque un peu générale : il y a une relation manifeste entre les valeurs de liberté individuelle et la richesse d'une société. Je ne débattrai pas ici de laquelle engendre laquelle, on peut cependant constater que le développement d'une civilisation et la liberté des individus qui la composent, vont de pair. Nous avions noté plus haut que les sociétés riches semblaient engendrer plus d'exclusion. Peut-être qu'au fond la cause n'est pas tant la richesse, mais les valeurs de liberté qui sont toujours associées à cette richesse.
Voilà, j'ai beaucoup écrit et j'y ai passé quelques pauses du midi et soirées. J'aimerais juste conclure en rappelant que mettre un qualificatif sur un problème, c'est déjà proposer des solutions. Ceux qui ont choisi l'acronyme SDF pour les exclus, ont implicitement dirigé tout le monde vers des solutions matérielles. Ce terme induit des raisonnements qui ne corrigeront jamais que les conséquences de l'exclusion.
Un dernier détail : il ne faut pas voir dans cette analyse une quelconque promotion d'un communisme marxiste. Au même titre que d'autres libéraux, je ne porte pas cette idéologie dans mon coeur. Ce qui m'intéresse en revanche dans le communautarisme, est le liant social qui maintient chaque individu attaché à son entourage. Un État fort, communiste ou démocratique, casse ces liens et permet l'isolement de l'individu. Ce dernier bénéficie alors d'une liberté affranchie de responsabilité envers son entourage. Ne faite pas non plus de moi le chantre d'un retour au communautarisme tel que le vivent encore les peuples les plus pauvres. Je suggère juste que dans le communautarisme, il y a cette protection sociale qui fait défaut en Occident. Admettre cette évidence, c'est déjà réorienter la réflexion. Voilà pour ma contribution, juste quelques pistes... Et vous tous, l'équipe de L'Iti, continuez votre chemin, votre travail est essentiel. La partie n'est pas perdue. Bien au contraire.
La lettre et une réponse ont été publiées dans L'Itinérant n°623, du 30 octobre 2006. Ci-dessous la réponse de Rodolphe Clauteaux, que je reproduis ici avec son accord.
Cher Monsieur,
Répondant d'abord à la toute première partie de votre long mail... je vous dirai tout de suite que lorsque j'emploie les mots "dictature" et "totalitarisme" à propos du système économico-politique dans lequel nous sommes entrés, je ne veux pas utiliser une "image". Il s'agit de termes propres, employés à dessein, afin de qualifier un système d'oppression. Non pas politique, mais économique. La dictature n'est pas celle d'un homme, un "dictateur" ne règne pas sur nos sociétés, mais plusieurs, nombreux, innombrables, sans visage, masqués, immatériels, mais absolument réels quant à leurs effets, je veux parler des marchés.
Le problème avec l'oppression non politique du système ultralibéral, un curé me l'a trouvé. C'est de Mgr Lustiger, dont je parle, le cardinal ancien archevêque de Paris... Je lui "reprochais" de ne pas dénoncer un système absolument athée, cruel, aveugle, sans état d'âmes etc. Il me répondis que « le problème avec l'ultralibéralisme, est qu'il n'est pas fondé sur un livre, une théorie, que l'on peut décrire, et en démontrer la fausseté. Il s'agit de quelque-chose d'immatériel, d'invisible... difficile à saisir, à comprendre, à dénoncer » J'ai alors eu envie, mais je n'ai pas osé, lui demander comment il avait pu, lui, consacrer sa vie à quelque-chose d'aussi immatériel, d'invisible que son Dieu... Il m'aurait peut-être répondu qu'il avait un "livre"... et une personne... tout cela pour dire que même si l'ultralibéralisme n'a pas (encore ?) de police secrète, il opprime et, bel et bien, supprime...
Pour ce qui est de la raison de l'exclusion, et votre analyse de la pauvreté matérielle, qui n'en est pas la cause, je suis tout à fait d'accord avec vous. Il y a dix ans, en France, nous frôlions les sept cents milles SDF. En Espagne... il y en avait six mille. Et ces quelques milliers d'Espagnols ayant perdu le fameux "lien social", vivaient tous ou presque, dans le Nord de la Péninsule, sa région la plus riche.
Non ce n'est pas la pauvreté. D'ailleurs... anecdote... l'Evangile ne maudit pas la pauvreté, au contraire. Et il est beaucoup moins tendre avec les riches et la richesse... Car c'est la richesse qui produit la misère. Car la misère, au contraire de la pauvreté, brise le lien social, brise les appartenances familiales, brise la cohérence interne des sociétés. Et l'on peut être misérable en France, avec dans la poche, de quoi faire vivre une famille de vingt Burkinabés.
Le fait de perdre son travail... eh oui, la référence à l'autre, aux autres. Et au marché, dont on quitte le territoire lorsque l'on sombre dans le chômage. Cette maladie sociale vous expulse du groupe. Elle n'est pas vraiment contagieuse, mais qui sait...
Le "différentiel" richesse-pauvreté ? Peut-être. L'Inde, où une caste au moins est depuis toujours collectivement SDF, a systématisé et accepté, ce "différentiel".
Quand à la "liberté" comme cause... Pourquoi pas. Mais il s'agira alors d'une liberté superficielle, qui ne touche que les aspects matériels de l'existence. La "vraie" liberté n'est pas en cause. Celle d'aimer, de croire, d'aller, de venir, de créer, n'est elle, jamais la cause de l'exclusion. En revanche, si, elle est connaturelle à la civilisation.
Amicalement,
Et à bientôt, avec plaisir, à propos d'autres analyses aussi pertinentes...
Rodolphe Clauteaux
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