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Publié le 20 octobre 2007, mis à jour le 4 mars 2008.

Fonctionnements communautaires

J'écris en ce moment un livre à destination des voyageurs occidentaux sur les fonctionnements communautaires en Afrique. Ce qui m'inspire quelques réflexions que je publie ici dans l'espoir de recevoir des critiques qui me feront avancer.


Introduction

Il existe au moins deux conceptions, deux visions de l'individu dans la société. Dans la conception communautaire, l'individu est l'un des noeuds du vaste réseau de relations sociales qu'est la société. Dans la conception atomiste, l'individu est vu comme un atome, la société est l'ensemble de ces atomes qui coopèrent plus ou moins librement. Les sociétés humaines des pays les moins développés s'organisent autour d'une vision essentiellement communautaire, l'accent est mis sur la cohésion sociale. Au sein des pays plus riches, la vision est plutôt celle atomiste, l'idéal poursuivi est individualiste.

Une société désigne ici l'ensemble des individus unis par le cadre d'une civilisation donnée. Partons du travail du sociologue Ferdinand Tönnies. À ses concepts de « Gemeinschaft » et de « Gesellschaft » font échos ici les expressions « société communautaire » et « société atomiste ». De même que F. Tönnies, je pense que les sociétés communautaires précèdent les sociétés atomistes. Je le suis aussi lorsqu'il dit que la famille est la première société communautaire : à la fois celle la plus parfaitement communautaire, à la fois le point de départ d'où commence toute la vie sociale. Toujours dans le sens de son analyse, les sociétés communautaires reposent bien sur du consensus, sont naturelles et trouvent leur cohésion « organiquement » dans le lien notamment familial, alors que celles atomistes sont des constructions réalisées « mécaniquement » par des contrats de nature utilitaire.

Fonctionnements communautaires

La morale est l'intuition de ce qui est bien et de ce qui est mal. Au delà du sentiment instinctif propre à chaque être humain, il s'agit d'un consensus partagé par les membres d'une communauté. La morale partagée est de nature communautaire. Elle est un socle sur lequel les êtres humains développent des liens moraux.

Dès l'instant où un membre d'une communauté prend conscience de l'existence d'un autre membre, un lien moral en devenir l'unit à ce dernier.

Je définis le terme « lien moral » comme le sentiment qui attache une personne à une autre au travers de sa conscience, dans le cadre d'une morale, de manière personnelle. L'aspect personnel renvoie à un sens du devoir moral, à une dimension éthique ou affective. Un lien moral implique donc de mettre sur la liaison un sentiment qui transcende, qui va au delà d'une relation qui serait par exemple purement utilitaire. Le lien moral est caractérisé par une orientation et une intensité. L'orientation le rend en faveur de l'une des deux parties. La liaison entre deux individus est ainsi composée de deux liens, un dans chaque orientation, mais dont les intensités n'ont pas de raison d'être équivalentes. L'intensité correspond à la force, à la solidité du sentiment d'attachement de la personne ; cette perception est subjective donc difficilement quantifiable. Les liens moraux engendrent la cohésion sociale et intègrent l'individu dans la sphère d'un entourage proche. De plus, chaque être humain se construit dans le dialogue avec ces « autres qui comptent », la reconnaissance de la part des autres étant cruciale pour la perception de sa propre identité. À l'échelle individuelle, les liens moraux jouent donc un rôle dans l'intégration avec l'entourage proche et dans le développement personnel.

Un niveau social est la position d'une personne dans l'échelle sociale, son appréciation reflète l'importance de la personne aux yeux des autres. Dans les sociétés communautaires, le niveau social d'une personne engendre et dépend d'intenses et nombreuses liaisons morales en sa faveur. Les liens moraux créent ainsi par essence une hiérarchie sociale. De l'inégalité sociale naît un devoir moral d'assistance, la personne importante se devant d'assister ses proches de niveau inférieur. Ainsi se retrouvent associés – et ceci est un effet des dons – le niveau social et le niveau de richesse.

Il existe plusieurs formes de liens moraux. Les relations coutumières d'abord. La coutume détermine leurs implications. De tels liens existent souvent d'office à l'entrée de l'individu dans la communauté. Le lien de parenté est une relation coutumière qui dépend souvent du sexe, du rang de naissance et de l'âge. Au delà des spécificités coutumières, le sentiment provoqué par le don constitue sans-doute le lien moral le plus intense. Il s'agit de la contrepartie des transferts de richesse entre deux individus. L'orientation de ce lien est en faveur du donateur : être lié, c'est alors être redevable. L'intensité est ici une évaluation intuitive du besoin (subjectif) de celui qui reçoit conjugué à l'effort (subjectif aussi) de celui qui donne. Il s'agit-là d'une appréciation subjective, mais paradoxalement réellement précise dans la conscience des personnes concernées. Ce mécanisme explique l'omniprésence de la négociation dans les transactions commerciales des sociétés communautaires. Un cadre communautaire juxtapose en effet lien économique et moral. Le rôle de la négociation est de s'accorder sur le montant du don partiel ajouté à la transaction. En pratique, le prix varie selon le niveau social des partenaires.

On peut aussi renforcer des liens moraux de multiples manières, par le vécu commun d'expériences fortes, par l'amitié, par le travail collectif dans un groupe de projet, par l'habitude de se côtoyer etc. Certaines situations sont sujettes au développement comme à l'absence de lien moral. Par exemple, un contrat professionnel est-il un lien juste utilitaire ou bien aussi moral ? Un lien moral existe lorsqu'une personne y met de l'affectif, une idée morale qui dépasse ce que serait un simple calcul rationnel. L'intensité du lien dépend dans ce cas de l'affect et du sens du devoir que la personne y met. La liaison peut bien sûr être à double orientation, mais dans le cadre d'un contrat d'embauche, la « conscience professionnelle » la rend souvent en faveur de l'employeur. À l'opposé, un contrat dont les partenaires se sont choisis en fonction de juste des règles de gestion ou des calculs rationnels, n'est pas un lien moral. Il existe un parallèle avec les relations sexuelles : comment distinguer une relation de prostitution d'une relation démarrée suite à un cadeau ? Cette question se pose souvent en Afrique. Pour ces relations comme pour d'autres, des critères objectifs ne suffisent pas toujours à discriminer. Il faut regarder du côté des sentiments.

Les deux fonctionnements décrits ici – une morale consensuelle, des liens moraux conscients – sont à la source de toute communauté. La morale est gravée dans l'éducation et les coutumes. Elle est le socle consensuel sur lequel se nouent des liens moraux. Les liens moraux, quant à eux, jouent un rôle dans l'intégration et le développement personnel de chacun, ils sont l'agent de la cohésion communautaire, et cette cohésion perpétue en retour le consensus autour de la morale. Les liens et la morale se renforcent ainsi mutuellement.

Pour être composée – par définition – de membres unis et qui échangent, toute société est une communauté. Aussi, lorsque nous utilisons le terme société communautaire, cela fait en réalité référence à l'absence d'idéal de société. Le consensus moral est alors focalisé sur la survie de la société, ce qui revient au maintien de la cohésion et au respect de l'ordre établi. L'étendue des mécanismes communautaires s'en retrouve considérable : une morale omniprésente, de nombreux et solides liens moraux. Ces modes de fonctionnement sont particulièrement répandus en Afrique Noire.

Individualisme et fonctionnements communautaires

L'individualisme est fondé sur l'idéal d'authenticité, terme repris par Charles Taylor pour désigner l'idée que chacun puisse s'accomplir pleinement en suivant ses choix et ses talents propres. Cela implique pour chaque être humain une égale dignité et une égale liberté de choisir, d'être, d'agir – donc une égalité des chances. Il s'agit là de valeurs morales qui font consensus dans les sociétés occidentales. Une société atomiste, d'idéal individualiste, est alors une communauté construite dans le but de fournir un cadre propre à la réalisation de chacun au travers de choix qui lui sont personnels. La civilisation occidentale est atomiste.

Individualisme et fonctionnements communautaires ne sont donc pas à placer sur le même plan. L'un est un idéal qui mène à une construction, l'autre est le socle. Les deux ne sont pas intrinsèquement opposés, bien qu'ils entrent souvent en conflit. Par exemple la cohésion communautaire est nécessaire à l'accomplissement de l'individu, ce dernier se construisant dans le dialogue avec l'entourage proche. Mais elle est simultanément un frein lorsque ce même entourage juge et pèse sur la liberté de choisir, d'explorer ses talents propres, de devenir soi-même. Une construction individualiste va donc chercher à limiter – mais sans l'éliminer – le poids des fonctionnements communautaires. La morale individualiste est minimaliste et les liens moraux peu nombreux ou peu intenses.

Une perception réduite de ce qui est bien ou mal implique des individus qui jugent moins les comportements et choix d'autrui. Aussi, là où une société communautaire juge massivement les comportements, une société atomiste est massivement indifférente. Une morale minimaliste favorise en outre l'essor de l'expertise dans les choix de la société. Car le propre d'un expert est précisément de ne pas faire intervenir son jugement moral dans son choix : il applique au mieux les règles de son métier. Efficace, mais sans conscience.

L'accomplissement de chacun passe par une moindre intrusion de l'entourage dans les choix personnels, ce qui implique, avec la limitation de la morale, une réduction des liens moraux. L'idéal individualiste conduit en particulier à une certaine éviction des liens moraux dans les relations économiques. Contrairement à ce qui se passe dans un cadre communautaire, les prix dans les sociétés atomistes ne dépendent pas des niveaux sociaux des partenaires, ils sont alors fixés et affichés, pour des transactions impersonnelles, sans don ni lien moral. Les deux partenaires sont quittes de la même manière avant et après la transaction. Le service impersonnel est aussi ce qui caractérise les bureaucraties administratives (assurances, banques, associations, services publics) chères aux systèmes individualistes. Un lien moral entre l'employé d'une administration et un bénéficiaire est en effet, par rapport aux règles de gestion, de la corruption. L'éviction des liens moraux dans les relations économiques va loin. Des caisses entièrement automatisées fleurissent dans les supermarchés. Les technologies de distributeurs automatiques, dans lesquels l'acte d'achat est lui-même automatisé, font concurrence à ces mêmes supermarchés. La fuite dans la bureaucratie et l'aspect impersonnel vont de paire. Les administrations substituent des liens utilitaires à des liens moraux : la prise en charge des vieux, des malades et des chômeurs est assurée de manière impersonnelle. Les liens moraux perdent du terrain et la cohésion sociale est affectée. De plus en plus de familles se disloquent. Des êtres humains, par manque de socialisation, se détachent de la société, à l'image des feuilles d'automne dont les tiges dévitalisées cèdent sous l'effet du vent...

L'idéal individualiste a tendance à pousser vers l'atomisme social. Imaginons un instant qu'un jour, à force d'atomisation, disparaisse jusqu'au consensus sur les valeurs morales. Les liens moraux seraient considérablement réduits, remplacés par des liens uniquement utilitaires. Puisque ces derniers ne reposeraient plus sur des bases consensuelles, les rapports humains se régleraient tout d'abord d'une façon de plus en plus juridique. Puis, lorsque même les mécanismes juridiques ne feraient plus consensus, la société se disloquerait. Or la destruction de la société compromettrait le développement personnel propre à chaque être humain, donc la possibilité pour chacun de s'accomplir, c'est à dire l'individualisme. L'individualisme est donc incompatible avec un pure atomisme social. L'atomisation est un moyen, non une fin. Vouloir casser jusqu'au bout les logiques communautaires reviendrait à scier la branche sur laquelle on est assis.

Quel que soit le cadre proposé par la société, chaque personne est elle-même à la fois un noeud dans un réseau de liens moraux, à la fois un atome qui pense et qui choisit. Au fil de la vie quotidienne, chacun opte pour un fonctionnement un coup communautaire, un coup individualiste, suivant la situation. Une même personne peut par exemple, à la fin d'un repas entre collègues au restaurant, payer le compte exact de sa part (comportement atomisé) puis, dans l'heure qui suit, accepter l'aide de l'un de ses amis et renforcer ainsi le lien moral en faveur de ce dernier (comportement communautaire). Le cadre proposé par la société est une incitation, une inclinaison vers l'un des deux fonctionnements.

Notes

La définition du « lien moral » caractérisé par une orientation et une intensité, comme le sentiment qui attache une personne à une autre au travers de sa conscience, est spécifique à ce document. Notez aussi l'usage des termes « société communautaire » et « société atomiste » en lieu et place des habituels « communauté » et « société », qui s'éloigne un peu des habitudes des sociologues. Ces derniers, j'espère, me pardonneront.

L'importance des liens familiaux et le rôle des dons, l'appréciation du niveau social dans une société primitive, ont été étudiés par l'ethnologue Marshall Sahlins. Il reprend dans son essai les travaux de plusieurs de ses confrères :

Âge de pierre, âge d'abondance
de Marshall Sahlins
éd. Gallimard

Les aspects philosophiques sur l'individualisme et son idéal d'authenticité, la pente impersonnelle et technologique inhérente à cet idéal, l'incohérence de cette pente avec sa propre morale, la nécessité individuelle d'une reconnaissance par les « autres qui comptent », ont été étudiés par le philosophe canadien Charles Taylor :

Le malaise de la modernité
de Charles Taylor
éd. du Cerf

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