Papiers
Publié le 30 novembre 2007, mis à jour le 4 mars 2008.

La civilisation progressiste

J'écris en ce moment un livre à destination des voyageurs occidentaux sur les fonctionnements communautaires en Afrique. Ce qui m'inspire quelques réflexions que je publie ici dans l'espoir de recevoir des critiques qui me feront avancer.


Il est possible de retracer quelques portions du chemin parcouru par la civilisation occidentale moderne. L'idéal moral contemporain en Occident est de nature individualiste, Charles Taylor reprend le terme « idéal d'authenticité » pour désigner l'idéal selon lequel chacun devrait pouvoir s'accomplir pleinement en fonction de ses propres choix. Selon lui, un tel idéal aurait été enfanté avec le temps, jusqu'à être théorisé au cours du XVIIIè siècle. Fustel de Coulanges suggérait en son temps que la graine était déjà présente dans la religion chrétienne... Quoi qu'il en soit, sur cet idéal se développe le progressisme, projet moderne de l'Occident. Le projet progressiste marque une rupture profonde avec les sociétés précédentes. Dans son essai « L'empire du moindre mal », Jean-Claude Michéa avance que ce projet a débuté au XVIIè siècle. Il aurait été, selon lui, façonné par la conjonction de deux facteurs notables : les avancées des sciences expérimentales d'un côté, et de l'autre, le traumatisme historique provoqué par les guerres civiles qui précèdent le XVIIè siècle.

Les avancées scientifiques ont rendu possible l'idée de progrès, c'est à dire la conception de l'histoire sous forme de successions : la modernité a commencé dès lors que l'étape civilisationnelle en cours a été perçue comme l'étape moderne du moment. La conception du temps comme une évolution est à l'opposé de celle du monde communautaire. Le temps occidental est une flèche, le futur est devant, le passé derrière. Bien souvent en Afrique traditionnelle, le temps serait mieux représenté par une boucle. En parcourant la boucle, un être humain ne fait que passer, il a la charge de répéter des gestes anciens. Le développement d'un être humain est en effet éphémère, la société étant perçue, elle, comme plus ou moins immuable... Outre l'avènement de la modernité, les avancées des sciences expérimentales ont simultanément donné du crédit à la croyance dans une « physique sociale », laquelle fonctionnerait toute seule à la manière des mécanismes de poids et de contrepoids du monde physique. La civilisation occidentale, depuis le XVIIè siècle, est perçue comme un monde qui progresse et gouverné par la raison.

Les ravages des guerres civiles idéologiques, et en particulier ceux des guerres de religions, vont progressivement faire considérer ces guerres comme « le plus grand des maux ». La cause est la morale. En effet, deux interprétations différentes de ce qui est bien et de ce qui est mal sont nécessairement conflictuelles. Le conflit pour imposer une morale plutôt qu'une autre dégénère trop souvent en une tentative d'éradiquer par la force les morales concurrentes. En réaction, les progressistes se font les promoteurs de la « vie tranquille » de chacun dans son coin, de l'égoïsme plutôt que de l'altruisme. Pour une société sans élévation spirituelle, sans vertu, car la vertu est de nature morale. Puisque la volonté de faire triompher le Bien conduit au pire, il paraît nécessaire d'être réaliste et de choisir un moindre mal. Dans le projet moderne, la paix civile passe par la séparation de l'Église et de l'État, la morale est bannie de la vie publique. Les morales – et en particulier celles des religions – sont vues comme une affaire privée, personnelle, propre à chacun.

L'éviction de la morale de la vie publique était cependant conditionnée à un bouleversement d'ordre philosophique. De valeurs communes, partagées, gravées dans les croyances et les traditions héritées du passé, la perception de ce qui est bien ou mal a dû être réinterprétée comme un sentiment plus instinctif, personnel, qui provient de l'intérieur de chacun. Ce basculement dans la conception de la morale est situé au XVIIIè siècle par Charles Taylor, lequel y voit une source de l'idéal individualiste de société.

Les avancées scientifiques et le traumatisme des guerres civiles idéologiques ont alors débouché, selon Jean-Claude Michéa, sur le projet d'une société qui se considère en progression, gouvernée par la raison et dont la morale est du domaine privé. Tel est le projet progressiste. Deux variantes notables ont été développées : des tentatives socialistes avec une planification du progrès par une centralisation politique, des tentatives libérales fondées sur une décentralisation politique et la liberté des individus. Les « social-démocraties » contemporaines sont des compromis entre la planification politique des socialistes et la liberté individuelle des libéraux.

L'attitude conservatrice s'oppose en pratique au progressisme. Les conservateurs préfèrent la sagesse des enseignements du passé à la fuite en avant, ils se défient de la croyance immodérée en d'hypothétiques innovations à venir pour résoudre des problématiques contemporaines. Les conservateurs privilégient un fonctionnement communautaire, ils cherchent à faire perdurer leur communauté et leur morale au travers du maintien de la cohésion des membres de leur famille, de leur entourage. Peut-être qu'en Occident, contrairement à la direction prise par le projet progressiste, il conviendrait de revenir en partie sur des logiques conservatrices. Plus humaines. Plus morales. Un être humain peut mourir pour défendre sa morale – et ceci participe à tant de guerres civiles... Mais il lui manque jusqu'à la motivation pour voter, lorsque disparaît l'idée de ce qui est bien. Le progressisme pur n'est pas humain, il finit par se retourner contre l'idéal individualiste d'accomplissement personnel et cela conduit au « malaise de la modernité », titre de l'essai de Charles Taylor.

Notes

Cet essai reprend nombre d'idées lues dans la charge véhémente de Jean-Claude Michéa contre ceux qu'il appelle les « libéraux », c'est à dire, dans le cadre de cet écrit, les progressistes. Les progressistes sont ceux qui défendent la « nécessité » d'une société qui progresse, gouvernée par la raison, dont toute morale devrait être bannie de la vie publique.

L'empire du moindre mal
de Jean-Claude Michéa
éd. Flammarion

Le philosophe canadien Charles Taylor, part de l'idéal d'authenticité qu'il définit comme un idéal moderne occidental, puis il étudie méthodiquement en quoi l'éviction de la morale publique se retourne au final contre cet idéal, et quelles directions il conviendrait d'emprunter :

Le malaise de la modernité
de Charles Taylor
éd. du Cerf

Fustel de Coulanges est un historien du XIXè siècle, qui a tenté de construire une représentation du contexte spirituel à l'époque des cités antiques et avant. Ses tentatives de théorisation et ses généralisations ont été, depuis, démontées par les recherches archéologiques et historiques. Mais son travail propose une vision remarquable de ce que pesaient les croyances à l'antiquité.

La cité antique
de Fustel de Coulanges
éd. Flammarion

L'image du temps sous les formes d'une boucle et d'une flèche n'est pas de moi. Je l'avais lue il y a quelques années dans un article dont j'ai perdu la trace. Peut-être un document de l'Acat ou de la section française d'Amnesty International.

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