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Chapitre 3

Les liens moraux

Ce chapitre est dédié à un sentiment : le sentiment d'être attaché à quelqu'un. Il existe une multitude de manières de s'attacher. L'amitié, le vécu commun d'expériences fortes, le travail collectif, l'habitude de se côtoyer, mais aussi la parenté, le sentiment d'être redevable, ou fautif, et celui découlant d'une promesse, en sont des exemples. Sur le plan de la conscience, voilà autant de déclinaisons pour une même nature de sentiment.

J'ai choisi d'utiliser dans cet ouvrage un terme spécifique pour désigner ce sentiment. Un lien moral est le sentiment qui attache une personne au travers de sa conscience — et nous nous réduirons ici aux relations entre êtres humains. Un lien moral implique une dimension affective ou un certain sens du devoir. Son intensité dépend d'à quel point la personne se sent plus ou moins proche et attachée. Son orientation le rend en faveur de l'une des deux parties. La liaison entre deux individus est ainsi composée de deux liens, un dans chaque orientation, et dont les intensités ont peu de raisons d'être équivalentes.

Sauf malentendus, la personne attachée perçoit l'autre comme légitime à recevoir l'attachement. Si elle découvrait ultérieurement que tel n'était pas le cas, alors elle se sentirait trahie et le lien serait dès lors — voire rétroactivement — inexistant.

Un lien moral entre deux personnes requiert donc un socle moral partagé. Or cette entente sur les principes et les situations morales est entretenue par la cohésion sociale, cohésion dont le lien moral est l'agent. Nous voyons ainsi comment la morale et les liens moraux sont éminemment interdépendants. Que la morale s'affaiblisse et les liens moraux s'amenuiseront, mais redonnez vigueur aux liens moraux et la morale ressurgira.

Lorsqu'on laisse faire la nature, ces mécanismes, au sein d'une communauté, s'alimentent mutuellement jusqu'à former un ordre moral omniprésent. À ce stade, d'intenses liens moraux s'introduisent dans toute relation — y compris marchande.

Deux façons de s'attacher se distinguent par leur importance dans un contexte communautaire : les sentiments encadrés par des habitudes d'un côté, les effets des dons de l'autre. Je vous propose d'approfondir les notions d'habitude et de morale, avant d'aborder le don et les inégalités sociales.

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