Un commentaire sur la polychronie
L'essai sur le temps La danse de la vie de l'anthropologue américain Edward T. Hall, publié en 1984, est écrit dans une optique résolument interculturelle. L'auteur s'oppose à l'idée qu'il existerait un temps objectif universel comme le perçoivent les Occidentaux, il soutient au contraire que la perception du temps diffère selon les cultures.
Je souhaite commenter l'une des dualités relevées par l'auteur :
J'ai appelé « polychrone » le système qui consiste à faire plusieurs choses à la fois, et « monochrone » le système européen du Nord qui consiste, au contraire, à ne faire qu'une chose à la fois. Dans un système polychrone, l'accent est mis sur l'engagement des individus et l'accomplissement du contrat, plutôt que sur l'adhésion à un horaire préétabli. Les rendez-vous ne sont pas pris au sérieux, et par conséquent, souvent négligés ou annulés. Le temps, dans le système polychrone, est traité de façon moins concrète que dans le système monochrone (p. 58).
L'opposition du temps « monochrone » des Occidentaux et de celui « polychrone » de bon nombre de sociétés non occidentales, est parlante. Voyons maintenant le développement suivant :
Les individus polychrones perçoivent rarement le temps comme « perdu », et le considèrent comme un point plutôt qu'un ruban ou une route, mais ce point est souvent sacré. Un Arabe dira : « Je vous verrai avant une heure », ou : « Je vous verrai après deux jours ». Dans le premier cas, il veut dire qu'il ne s'écoulera pas plus d'une heure avant qu'il ne vous voie, et dans le second, au moins deux jours (p. 58).
J'ai pour ma part l'impression que le « point » dans le temps dont il est question, est en fait la traduction vers une représentation chronologique d'un état d'avancement dans une séquence.
Voici comment je comprends la chose. L'individu polychrone affecte une priorité à chaque tâche, et son agenda reflète les tâches qu'il doit réaliser, ordonnées en permanence de la plus grande à la plus petite priorité. Au terme de chaque tâche, l'individu entre dans un nouvel état « tâche réalisée ». Par exemple, un ami, en m'empruntant de l'argent, promet de me le rendre le dimanche prochain. Pourquoi le dimanche ? Parce que le samedi est le dernier jour prévu d'un travail en cours, et il est convenu que son client le solde ce jour-là. Le « point » dans le temps dont il est question est en fait l'état « travail terminé » dont on prévoit qu'il commencera le samedi soir. Ce n'est pas une date dans un calendrier, mais un état d'avancement dans sa séquence d'activités.
L'individu monochrone ordonne bien entendu aussi ses tâches en fonction de ses priorités, mais une fois les tâches inscrites dans l'agenda, les priorités disparaissent et seules les dates prévues comptent.
Afin d'illustrer cela, imaginons deux individus, l'un polychrone et l'autre monochrone, qui auraient à un instant donné un agenda identique : les deux personnes ont une même suite de tâches à effectuer, dans le même ordre, avec les mêmes durées et les mêmes dates de réalisation prévues. Arrive un événement imprévu dont résulte une nouvelle tâche. L'insertion de la nouvelle tâche se fera différemment selon la culture. L'individu polychrone réorganise son agenda, il insère la nouvelle tâche sans se soucier des dates prévues, et décale toutes les tâches moins prioritaires. L'individu monochrone considère que les plages de temps déjà occupées sont inamovibles, il repoussera la tâche vers une plage de temps disponible, et ceci quelle que soit l'importance de la tâche.
Reprenons l'exemple de mon ami endetté. Peu après son emprunt, l'un de ses proches parents l'appelle pour un service. Mon ami réorganise instantanément son agenda : la fin du travail pour son client et le remboursement de sa dette s'en retrouvent décalés d'autant.
Un individu polychrone est souvent appelé à mener de front plusieurs activités puisqu'une tâche d'importance supérieure est toujours susceptible de se glisser au milieu de l'exécution d'une tâche de moindre priorité. Mais la « polychronie », c'est-à-dire le fait de faire plusieurs choses à la fois, est selon moi une conséquence et non l'essence. D'ailleurs, de nombreuses activités se prêtent à une réalisation simultanée même dans une organisation du temps « monochrone », n'importe quel responsable dans une entreprise en fait l'expérience quotidienne. Peut-être faudrait-il revoir le choix des termes...
Les deux systèmes de temps ne sont pas compatibles. Les engagements sont pris au sérieux dans les deux systèmes, mais l'individu monochrone inclut les dates de réalisation dans sa notion d'engagement, alors que l'individu polychrone ne les inclut que sous réserve de la non-apparition d'autres tâches de plus grande importance. Les individus monochrones considèrent l'individu polychrone et son agenda glissant comme non fiable. Du point de vue de l'individu polychrone, la fiabilité d'un individu monochrone est reconnue, mais, s'il existe une relation sociale avec lui, sa rigidité temporelle est vécue comme immorale.
La manière dont se forme la priorité des tâches d'un individu polychrone mérite que l'on s'y penche. Plus loin dans son ouvrage, l'auteur rapporte son expérience :
L'attente des Indiens était d'une qualité différente de la nôtre. Et à cet égard, je ne me distinguais en rien des autres Blancs : nous étions tous impatients, regardant sans arrêt notre montre ou l'horloge accrochée au mur, grommelant, ou ne tenant pas une seconde en place. Alors qu'un Indien pouvait arriver à l'agence le matin et se trouver encore tranquillement assis dans le bureau du directeur l'après-midi, sans qu'à aucun moment son allure ou son comportement change un tant soit peu. Comment était-ce possible ? (P. 155.)
Edward T. Hall suggère des réponses multiples, en oubliant celle qu'il avait précédemment évoquée dans un chapitre sur les rythmes culturels : le sentiment d'être à sa place.
Les Quiché, au contraire [des Américains], ne pensent pas devoir tirer profit de chaque instant. Ils sont confrontés à une autre tâche, plus subtile : vivre chaque jour de manière adéquate (p. 103).
Pour les Quiché, cela implique de tenir compte de croyances associées à chaque jour du calendrier. Une tâche, pour un individu polychrone, prend son sens par rapport aux valeurs culturelles et relationnelles dans lequel il vit. Une même tâche n'a pas la même importance selon qu'elle est demandée par un proche parent ou par un ami plus éloigné, et selon qu'elle a ou non un rapport avec une valeur culturelle. Être en train d'exécuter la tâche la plus importante, quelle que soit la forme que cela puisse prendre, voilà ce qui donne du sens à la situation et de la sérénité aux Amérindiens cités par l'auteur.
L'agenda d'un individu polychrone, avec ses tâches constamment réordonnées par ordre décroissant d'importances sociales et culturelles, ne mène pas à un système économique performant. Mais c'est le prix à payer pour un agenda « qui fait sens », à l'opposé des agendas occidentaux qui n'ont, pour leur part, ni queue ni tête ; et il suffit de relire ceux des années passées pour se convaincre de la vanité de notre marathon quotidien.