Les liens communautaires et la liberté
Ou pourquoi les libéraux progressistes travaillent contre leur camp

Le 18/05/2009, par Thomas

Ci-dessous un exposé pour un café-philo de libéraux parisiens.

Partie I – Les liens communautaires

Liens moraux et pouvoir

Le sociologue Ferdinand Tönnies distinguait les communautés (« Gemeinschaft ») de nature « organique », et les sociétés (« Gesellschaft ») de nature « mécanique ». Un exemple de communauté : la famille. Un exemple de société : une association, ou encore une entreprise. En reprenant cette classification, intéressons-nous au type de lien qui unit deux individus. Dans une société, le lien « mécanique » est un libre accord de deux volontés : c'est le contrat. Dans une communauté, le lien est d'une autre nature. Ce qui attache un frère à sa soeur, un neveu à son oncle, ou deux amis entre eux, est un sentiment. Dans mon livre, j'ai nommé lien moral le sentiment qui attache ainsi une personne à une autre. Un lien moral n'est donc pas un contrat mais un sentiment ; c'est le sentiment d'être attaché.

Entre deux êtres humains liés, il existe deux liens moraux (deux sentiments) qui attachent chacune des deux personnes à l'autre. Si ces deux sentiments ne sont pas d'une égale intensité, alors l'une des deux personnes est plus attachée que l'autre. Or, s'attacher à quelqu'un, c'est lui donner du pouvoir sur soi-même : la personne qui reçoit l'attachement peut en effet utiliser le sentiment de la personne attachée pour obtenir d'elle quelque-chose. Aussi, dès lors que la relation n'est pas équilibrée, la personne moins attachée dispose d'un pouvoir sur la personne plus attachée. Voilà la nature du pouvoir qui nous intéresse ici : c'est une intuition, partagée au moins par les deux personnes concernées, comme quoi l'une est attachée à l'autre.

Voyons deux exemples. Un don peut créer le sentiment pour le récipiendaire d'être redevable envers le donateur : le don fait alors du récipiendaire un « obligé », il donne du pouvoir au donateur. Autre exemple : une faute crée un sentiment de honte qui attache le fautif à la personne lésée. Imaginons qu'un nouvel arrivé dans un café philo s'asseye involontairement à la place de quelqu'un qui serait descendu téléphoner. Sa gène, une fois comprise son erreur, pourrait l'inciter, même après restitution de la chaise, à ménager cette personne lors des débats. On retiendra qu'une faute donne du pouvoir sur le fautif à la personne lésée.

Les fautes, les sentiments d'être redevables sont des situations où le pouvoir d'une personne sur une autre est perçu comme une tension. C'est un pouvoir « qui ne devrait pas trop durer », qui est destiné à être résorbé. À côté de cela, il existe aussi des pouvoirs perçus comme normaux : les inégalités sociales.

Inégalités sociales

Si une personne dispose d'un pouvoir ressenti comme normal sur une autre personne, c'est qu'elle lui est socialement supérieure. Tel est le cas par exemple d'un oncle homme d'affaires par rapport à son jeune neveu élève. La relation n'est pas d'égal à égal. Le pouvoir de l'oncle sur l'élève est ressenti comme durable et même moral. On voit en effet rarement un neveu aider son oncle à financer un achat. La relation normale est plutôt dans l'autre sens. Plus généralement, un niveau de pouvoir global dans la société est en fait un niveau social. Un chef, dans une société primitive, s'est solidement attaché tous les membres de sa communauté.

Entre deux personnes moralement liées et dont les niveaux sociaux sont différents, il existe un devoir moral d'assistance : la personne supérieure doit assister ses inférieurs. Il s'agit ici d'assistance matérielle : cela consiste surtout à donner. Un différentiel de niveau social entre deux personnes liées engendre donc un flux de dons. À intervalles plus ou moins réguliers (notamment à l'occasion de Noël ou d'un anniversaire), l'oncle riche aide son jeune neveu élève, et pas l'inverse. Il est moral que les flux des dons soient déséquilibrés et globalement en faveur des inférieurs.

Les dons

On peut voir le don comme un outil pratique qui opère sur les liens moraux — c'est-à-dire, encore une fois, sur les sentiments d'être attaché. Un don prend son sens dans un contexte d'inégalités sociales.

Si le don provient de la personne supérieure, il rend l'inférieur redevable. Ce faisant, il renforce le pouvoir du supérieur sur l'inférieur, il maintient ou creuse donc le différentiel de niveau social. Par exemple, en participant au financement du voyage de son neveu, l'oncle homme d'affaires assume son statut social élevé et s'attache par la même occasion la reconnaissance de son neveu.

Si le don provient de la personne inférieure ou égale, il manifeste plutôt une reconnaissance de l'autorité ou de la bonne gestion, il compense en cela un excès de pouvoir. Par exemple, le neveu, à son retour de voyage, offrira à son oncle une authentique oeuvre d'art trouvée lors de son voyage.

Mais un don peut aussi faire sortir la relation de la normalité : ainsi, un don de sollicitation fait par l'inférieur à son supérieur, force ce dernier à redonner avec générosité. En Afrique, le Blanc étranger se fera facilement inviter à boire un pot par ses nouveaux amis africains. Non seulement il lui est difficile de refuser l'invitation (cela pourrait provoquer une brouille) mais il lui faudra tôt ou tard rendre plus car son effort de riche est moindre.

Les flux des dons décrits ici sont globalement à destination des inférieurs. Ils constituent la redistribution communautaire. La redistribution communautaire est simultanément une cause et une conséquence des inégalités sociales. Les flux de dons engendrent des pouvoirs des uns sur les autres, ce qui crée ou maintient des inégalités sociales. Et une inégalité sociale implique un devoir d'assistance qui se traduit par une redistribution du supérieur vers l'inférieur.

L'inégalité sociale dans une communauté est ainsi à la fois une cause et une conséquence des sentiments d'être attaché, c'est-à-dire de la cohésion sociale.

La propriété

La notion de propriété, dans un contexte communautaire, ressemble à celle des libéraux. Toute nouvelle ressource est spontanément appropriée par le premier occupant. Mais l'entraide obligatoire rend non exclusif le droit d'usage sur les biens. Le propriétaire d'une parcelle peut cultiver dessus, cependant, s'il n'en a pas d'usage immédiat et s'il en interdisait l'accès à des membres de sa communauté qui en auraient besoin, alors il se rendrait progressivement moralement débiteur vis-à-vis de ceux privés de l'usage. La possession d'une ressource donne du pouvoir au propriétaire sur les utilisateurs, mais elle créerait à l'inverse du pouvoir aux utilisateurs sur le propriétaire qui les priverait de sa ressource. Au fond, le rôle du propriétaire dans une communauté est plutôt celui de « chef » et même de gestionnaire de sa ressource.

Un exemple. Dans le village tchadien décrit il y a cinquante ans par l'ethnologue Claude Pairault, le propriétaire de la rivière tenait le culte du génie qui logeait dans sa rivière. Toute personne de sa communauté pouvait librement venir pécher du poisson dans sa rivière, et le propriétaire prélevait, si la pêche était bonne, quelques-uns des poissons pêchés. Si le poisson venait à manquer, la cause pouvait être un manquement au culte du génie des eaux. Dans ce cas, le propriétaire était fautif vis-à-vis des pêcheurs.

Retenons que d'une manière traditionnelle, en pratique, la ressource était accessible à tous moyennant une redevance au propriétaire.

Prenons un autre exemple, cette fois sur les biens meubles dans une famille occidentale. Des parents forcent leur enfant à partager son jouet avec son petit frère. L'enfant perdrait en légitimité s'il refusait le partage, il n'en reste pas moins véritablement propriétaire. Le petit frère responsable d'une éventuelle dégradation ne serait pas en mesure de réparer, mais son sentiment de culpabilité l'attacherait à son grand frère.

Autrement dit, une dégradation involontaire commise sur un objet emprunté à un proche implique rarement une réparation matérielle, elle s'inscrit plutôt dans le jeu des liens moraux.

Partie II – L'individualisme occidental

Un tournant dans l'histoire occidentale

Au cours des xviie et xviiie siècles en Occident fut théorisée l'idée que chaque être humain dispose au fond de lui-même d'une morale et de valeurs qui lui sont propres. Un nouvel idéal est né. L'idéal de l'authenticité est un idéal d'accomplissement personnel, un idéal de respect des valeurs intimes de l'individu. Il s'agit d'être authentiquement soi-même. Cet idéal, de nature individualiste, s'est progressivement répandu jusqu'à concerner l'essentiel des sociétés occidentales.

L'idéal de l'authenticité a conduit la civilisation occidentale à se construire sur une opposition aux fonctionnements communautaires. Car quelles sont les entraves à l'accomplissement personnel de chacun ? Le jugement réprobateur de l'entourage envers des comportements innovants, le jeu des pouvoirs, en un mot, la famille est la principale source des contraintes qui s'exercent sur la liberté de devenir soi-même. Le poids de la famille vient de sa cohésion, c'est-à-dire de l'intensité liens moraux. Et nous avons vu le rapport étroit entre l'intensité des liens moraux et la circulation des dons.

En Occident, les flux de redistribution communautaire sont désormais stoppés et remplacés par une redistribution administrative, je pense en particulier aux assurances de santé, de chômage, et aux systèmes de retraites. Les relations impersonnelles entretenues par une administration, tant avec les donateurs qu'avec les bénéficiaires, rendent les individus indépendants des familles. Cela affaiblit considérablement les liens moraux et desserre l'étreinte familiale. La société pousse ainsi vers un atomisme social. L'atomisme social est une condition de la liberté de s'accomplir.

Une nouvelle société

De ces circonstances exceptionnelles découle une société exceptionnelle.

Puisque les liens moraux n'organisent plus la société, les relations de pouvoirs sont remplacées par des logiques de droit. Des normes et des règles de droit organisent rationnellement une société perçue comme une mécanique sociale.

La morale est en grande partie chassée de la vie publique, elle devient une affaire privée et l'on peut de moins en moins juger un comportement d'autrui qui nous paraîtrait déviant. La fin de la morale publique fait que les conflits dans la société se règlent d'une manière de moins en moins consensuelle, la justice est alors de plus en plus sollicitée.

Et l'inégalité sociale fait place, du même coup, à une idée d'égalité sociale, plus neutre du point de vue de l'accomplissement personnel.

Avec la mise en retrait de la morale publique et la levée des contraintes familiales, une grande liberté d'échanger et d'innover s'est développée, ainsi qu'une forme d'égoïsme rationnel. Ces ingrédients sont à l'origine du spectaculaire essor économique de la civilisation occidentale. Unique par son ampleur dans l'histoire de l'humanité.

Quelle liberté ?

La civilisation occidentale se veut une championne de la liberté. Mais de quelle liberté s'agit-il ? Je distingue deux sortes de contraintes qui réduisent la liberté individuelle : les contraintes personnelles et les contraintes impersonnelles.

Une contrainte personnelle s'adresse « personnellement » à la conscience de l'individu. Elle réduit sa liberté d'être « lui-même », de s'accomplir en suivant ses choix propres. Tel est le cas du jugement réprobateur d'un entourage, ou encore d'un rôle assigné par la coutume. En Afrique et dans les sociétés communautaires, la cohésion sociale et les inégalités prévues par les coutumes créent des contraintes personnelles fortes. La civilisation occidentale, en revanche, suit son idéal individualiste et s'attaque aux contraintes personnelles.

Une contrainte impersonnelle est une règle qui ne s'adresse pas en particulier à la personne qui la subit. Elle réduit d'une façon globale la liberté d'entreprendre, d'agir comme on le veut. Il s'agit des divers normes et règlements publics et privés. Les contraintes impersonnelles des fonctionnements communautaires sont souples : les règles, privées comme publiques, sont toutes adaptables à la mesure de chacun, par exemple par le jeu de ce qui est perçu, vu de l'Occident, comme de la « corruption ». En Occident, au contraire, le recul de la morale publique conduit à un dispositif normatif rigide. L'entraide administrative, qui atténue les contraintes personnelles, est financée par des contraintes fiscales de nature impersonnelle. Et l'usage exclusif des propriétés privées interdit ou restreint leur accès au premier venu.

Conclusion sur le rôle de l'État

La prise en charge administrative des malades, des vieux, des chômeurs, libère les individus de leur famille. Elle augmente la liberté pour chacun de s'accomplir personnellement. Ces administrations sont de véritables infrastructures de l'individualisme, et donc du progrès. Les anciens libéraux vivaient dans des contextes de liens communautaires denses hérités de l'ancien système. Ils étaient les défenseurs d'un idéal individualiste et leur libéralisme promouvait un certain État libérateur de la famille. La séparation des pouvoirs imaginée par Montesquieu faisait émerger des logiques de droit dans un État qui jusque-là protégeait les relations communautaires. Adam Smith critiquait l'État lorsqu'il maintenait l'ordre établi, il ne prétendait pas pour autant lui retirer son rôle de protecteur en dernier recours des individus.

Les libéraux d'aujourd'hui n'ont plus conscience de ce que peut être le poids d'une communauté. S'ils réussissaient à enlever ce rôle de libérateur à l'État, ils engendreraient, mécaniquement, un nouvel équilibre avec des communautés plus fortes, des familles plus soudées, c'est-à-dire un monde moins individualiste et plus conservateur. Je pense ici à certains libertariens — et en particulier dans la branche anarchiste — qui sont par ailleurs des progressistes convaincus. Ils travaillent contre leur camp. Et la véritable cohérence d'une société moins étatique se trouve au contraire dans une société plus conservatrice qu'elle ne l'est actuellement.

Annexe

Ce que j'ai dit des dons provient en grande partie de l'ethnologue Marshall Sahlins (dans Âge de pierre, âge d'abondance), lui-même héritier de Marcel Mauss (Essai sur le don). L'exemple de l'individu assis par erreur à la place d'un autre est inspiré de la Critique du don de l'anthropologue Alain Testart. L'idéal de l'authenticité et le tournant dans l'histoire occidentale vient du philosophe canadien Charles Taylor (Le malaise de la modernité) et de Pierre Manent (Les libéraux). Sur le droit qui remplace la morale et sur l'atomisme social, Charles Taylor (ibid) et Jean-Claude Michéa (L'empire du moindre mal).

Mises à part la conclusion sur le rôle de l'État et mon interprétation de la position des anciens libéraux, le contenu de cet exposé est une reprise d'une partie des idées développées dans mon livre Moins occidental. Le contenu de mon livre, avec les citations des références, est tout entier accessible sur le site dédié.