L’Occident au tournant
(Article publié sur AgoraVox en réaction au krach boursier.)
Nous sommes à un tournant. Jusqu’ici au moins, les militants décroissants avaient raison : l’économie productiviste faiblit. Les solutions décroissantes pour l’agriculture sont intéressantes et même passionnantes. Mais, en dehors de l’agriculture, les propositions se font plus évasives.
Remontons à un précédent tournant. Au cours des xviie et xviiie siècles, des philosophes occidentaux théorisent l’idée selon laquelle l’être humain devrait pouvoir s’accomplir selon ses valeurs propres. Une vie réussie devient, non plus une vie respectueuse de l’ordre établi, mais une vie où l’individu s’est accompli « lui-même », selon ses propres valeurs qui font de lui un être unique. S’accomplir selon ses valeurs originales, cela demande d’être libre d’innover. Aussi, depuis les lumières, le progrès et la liberté sont d’authentiques valeurs de la civilisation occidentale. Dans leurs variantes socialistes et capitalistes, les sociétés bâties à partir de ces principes ont en commun une organisation autour de la production et du progrès technique, un néant spirituel plus ou moins marqué et une défiance vis-à-vis des liens familiaux.
Car la liberté de s’accomplir a ses ennemis : les communautés. Qu’y a-t-il en effet de plus contraignant que des proches qui jugent et qui pèsent sur ses propres choix de vie ? La famille et la religion font peser de lourdes contraintes qu’il importe de lever. Afin de maximiser la liberté des individus, la logique suggère de faire d’eux des « égaux en droits » et, tôt ou tard, de les affranchir des carcans familiaux et religieux par nature aliénants et inégalitaires. Avec le temps, des bureaucraties ont été érigées en intermédiaires de l’entraide. Des services publics, des assurances, des associations déchargent de plus en plus les familles de leurs vieux, chômeurs et malades. L’individu contribuable n’étant plus redevable envers personne, il devient libre d’être et de penser comme il l’entend. La société pousse ainsi à l’« atomisme social » : l’individu est devenu libre d’agir sans forcément prendre en compte son entourage.
Les conséquences de la remise en question actuelle du progrès économique sont prévisibles. La peur, conjuguée à l’intention louable de protéger les plus fragiles, engendrera une fuite vers plus de rigidité législative, plus d’aide administrative, plus de redistribution impersonnelle, plus de paternalisme étatique, plus de politique sécuritaire. Donc, dans le même temps, vers encore moins de liens familiaux et humains. Le modèle occidental fondé sur une croissance sans fin de la production, une croissance également sans fin des contraintes légales, et une réduction sans plus de limite des liens communautaires, marquera le pas devant d’autres modèles de civilisation, moins idéologiques, plus humains, plus vivants.
Notre bel idéal d’accomplissement personnel n’est pas perdu pour autant. Mais, pour le rendre viable, il faut opérer un changement profond, un changement de morale. Il faut retravailler l’idéal lui-même. Progresser, oui, naturellement, si ce n’est plus un but en soi. Que la croissance économique puisse ou non perdurer, dans l’absolu, voilà qui importe peu. L’important est de savoir si produire toujours plus a du sens, du point de vue de l’accomplissement personnel, ou bien si cela n’a ni queue ni tête. Et au-delà de l’économie, l’obsession du progrès devrait faire plus de place à une idée d’équilibre ou, mieux, d’harmonie.
La recherche d’une harmonie entre la liberté de progresser et les liens communautaires commence à une échelle locale. Cela implique de cesser de se reposer exclusivement sur des administrations et l’État. Il faut revenir à une entraide en partie familiale, avec les compromis et les compromissions que cela exige. Il faut changer de paradigme. Cette fois-ci la solution ne sera pas dans un nouveau « mécanisme social » impersonnel, toujours plus sophistiqué, conçu par nos meilleurs ingénieurs du social. Cette fois-ci le terrain d’action est à l’échelle des communautés humaines. À l’échelle des gens qui se connaissent. Cela ne peut pas prendre la forme d’un mouvement coordonné. Voilà précisément pourquoi la solution est accessible à tous ceux qui le veulent : c’est à chacun d’agir et de penser plus localement. À chacun de se changer, lui-même et avec son entourage.