La force du don

Le 07/10/2008, par Thomas

Dans son étude « Critique du don », l'anthropologue Alain Testart établit une classification des dons. Il distingue :

  1. « Les dons dans lesquels la considération de la contrepartie est centrale ». Les bakchichs, les services échangés contre les bakchichs, entrent dans cette catégorie. Ainsi que les « dons expiatoires », qui compensent un mal ou une faute.
  2. « Les dons sans que la considération de la contrepartie soit centrale, ou dons de sociabilité ». Les cadeaux de Noël, les dons qui entretiennent une clientèle, les invitations à une fête privée sont ici.
  3. « Les dons sans contrepartie ». Il s'agit des donations aux églises et aux associations, des dons charitables, du mécénat.

L'auteur conclut que « le don est en vérité bien divers », plus divers en tout cas que ce que voulait nous faire croire Marcel Mauss en son temps. On peut voir la « Critique du don » comme une projection des relations humaines sur le plan du droit, ce qui conduit son auteur à lister et trier ces types de dons sans percevoir la grande cohérence qui les unit pourtant.

Car les sociétés humaines primitives, et même l'ensemble du monde vivant, se modèlent selon des logiques de pouvoir plus que de droit. Repartons du lien qui attache un être humain à un autre. Ce lien n'est pas un contrat mais un sentiment, c'est le sentiment d'être attaché. Nommons ce sentiment « lien moral » par commodité. Entre deux êtres humains liés, il existe donc deux sentiments, deux liens moraux, « têtes bêches », qui attachent chacun des deux individus à l'autre. Si ces deux sentiments ne sont pas d'une égale intensité, alors l'un des deux est plus attaché que l'autre. Or, s'attacher à quelqu'un, c'est lui donner du pouvoir sur soi-même : la personne qui reçoit l'attachement peut en effet utiliser le sentiment de la personne attachée pour obtenir d'elle quelque-chose. Aussi, dans toute relation, la personne la moins attachée dispose d'un pouvoir sur la personne plus attachée.

Si une personne dispose d'un pouvoir ressenti comme « normal » sur une autre personne, c'est qu'elle lui est socialement supérieure. Pour prendre quelques exemples dans la vie africaine contemporaine, tel est le cas dans une relation d'amitié entre un étranger blanc et un menuisier africain, ou de l'oncle par rapport à son neveu. La relation n'est pas d'égal à égal. Le pouvoir de l'un sur l'autre est ressenti comme durable et même moral. Plus généralement, un niveau de pouvoir global dans la société est en fait un niveau social. Un chef dans une société primitive, idéalement, se sera solidement attaché tous les membres de sa communauté.

Les dons prennent sens dans ce contexte de niveaux sociaux inégaux. Le don est un outil pratique, simple d'utilisation, et qui opère sur les liens moraux — c'est-à-dire, rappelons-le, sur les sentiments d'être attaché. Si le don provient de la personne de niveau social supérieur, il renforce le lien moral qui lui attache le récipiendaire en rendant ce dernier encore plus redevable. S'il provient de la personne inférieure ou égale, il manifeste plutôt une reconnaissance de l'autorité ou de la bonne gestion, il compense en cela un excès de pouvoir, un « trop-plein » perçu. Le don s'utilise de la même manière pour annuler le pouvoir généré par une faute. Mais un don peut aussi faire sortir la relation de la normalité : ainsi, un don de sollicitation fait par l'inférieur à son supérieur, force ce dernier à redonner avec générosité, sous peine d'être dans une situation immorale — avec les tensions communautaires que cela implique — et de perdre de son niveau social.

Les « dons de sociabilité » revigorent régulièrement une relation tout en ne pesant pas suffisamment pour la modifier en faveur de l'une ou l'autre des deux parties. Ils sont en particulier adaptés aux relations égalitaires. Entre égaux, les flux des dons sont moins massifs et plus équilibrés.

Quant aux dons sans relations personnelles, faits à des structures impersonnelles, le donateur peut en retirer un sentiment de fierté, de devoir accompli ou de mériter sa place dans la société. Ces dons-là sont plus « purs » car le sentiment créé en contrepartie n'est pas partagé : le lien entre le donateur et le récipiendaire est rompu et ne se traduit plus en pouvoir.

Alors, « Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? » L'explication à caractère spirituel de Marcel Mauss était certes sans-doute erronée, et la force n'est effectivement pas dans la chose. Elle existe pourtant, elle est dans les êtres vivant, il s'agit de sentiments. La classification de la « Critique du don » apporte une pierre au grand édifice fondé par Marcel Mauss. Faisons-la apparaître car elle le mérite, et, pour le plaisir, donnons-lui un petit air de guerre des étoiles :

  1. Les dons d'activation ou d'ajustement de la force ;
  2. Les dons d'entretien de la force ;
  3. Les dons en dehors de la force.

May the Force be with you.


Références des citations :
Testart A. [2007], Critique du don, Paris, Syllepse, chap. 6.
Mauss M. [1925], Essai sur le don, Paris, Puf, 2007, intro.