L'affaire de l'Arche de Zoé au Tchad
Il y a un an, j'avais écrit quelques réflexions sur la tentative de rapatriement d'« orphelins » tchadiens par l'association « L'Arche de Zoé ». Je les publie ici :
- En Afrique subsaharienne, l'autonomie de l'individu n'est pas la règle. Par exemple un Tchadien n'ira pas seul dans un endroit inconnu, il se fera d'abord accompagner par un proche qui connaît l'endroit. Ensuite seulement, il pourra y retourner seul car il ne sera plus totalement étranger du lieu. Cet accompagnement n'est pas optionnel. Il n'existe pas d'annuaire téléphonique, pas de plans des villes, quasiment aucune pancarte qui donnerait des noms de rues. De plus, l'étranger inconnu ne connaît ni les prix ni les personnes à respecter ni les manières qu'il faut adopter. S'il tentait de se débrouiller seul, tout lui coûterait plus cher. L'étranger qui souhaite se procurer une simple mobylette par exemple, va donc se faire accompagner par quelqu'un qui le mènera au magasin et l'aidera éventuellement à négocier l'achat. En retour, il sera de bon goût de donner un « cadeau » à son ami. Ceci n'est pas de la corruption, du moins, pas d'un point de vue local.
- Puisqu'on ne peut trouver seul une mobylette, il paraît plus improbable encore de trouver seul des orphelins. Les membres de l'Arche de Zoé, en se dispensant manifestement de passer par des organisateurs occidentaux de l'urgence, se condamnaient à prendre des intermédiaires locaux. Intermédiaires qu'il faut rétribuer.
- Le parallèle entre cet achat d'enfants et la traite négrière saute alors aux yeux. On peut rapprocher ce cas des explications d'Éric de Rosny dans « Les yeux de ma chèvre ». Éric raconte comment il a été confronté, à proximité de Douala (Cameroun), à une rumeur qui l'accusait de « sorcellerie de l'Ekong ». Cette pratique de sorcellerie consiste, dans les croyances locales, à rendre des personnes esclaves dans le monde invisible — lesquelles dépérissent alors dans le monde visible. Je le cite : « Après ma visite au nganga [un tradipraticien accusé ici de sorcellerie], j'ai eu le malheur de me rendre chez le chef, convaincu que cette visite était une garantie contre les interprétations fantaisistes. Je me trompais. (...) Mais pourquoi tant d'empressement à soupçonner des chefs ? Au triste temps de la traite des esclaves, certains d'entre eux ont servi d'intermédiaires, s'entremettant pour livrer aux Blancs des petites gens pour en tirer profit. (...) Un Blanc faisant le va-et-vient entre un nganga et un chef réveille dans la mémoire collective un schéma hélas trop connu. » Si cet homme, intégré et vivant « au quartier », a réveillé des craintes de commerce d'esclaves du seul fait d'une visite maladroite, que peut-il en être de Blancs fraîchement débarqués qui viennent réellement pour se procurer des enfants ?
- La différence culturelle fait que les intermédiaires locaux et leurs commanditaires français n'ont pas la même éthique. Un langage partagé permet de partager des idées, mais non pas de les faire « vibrer » de la même manière. Des idées peuvent être comprises intellectuellement à l'identique de part et d'autre, la compréhension en conscience reste impossible tant que l'un ne s'est pas intégré dans le contexte culturel de l'autre. Il y a nécessairement un décalage qui, s'il n'est pas perçu, est un malentendu. Pour trouver un intermédiaire qui soit à la fois local et qui fonctionne selon des valeurs occidentales, il faut se lever de bonne heure. Il aurait été plus faisable de travailler avec des Blancs intégrés.
- On peut peut-être ( ?) admettre qu'il aurait été possible de trouver un si grand nombre d'enfants réellement orphelins en passant pas les organismes occidentaux qui gèrent l'urgence. En revanche, on comprend qu'une démarche d'inconnus étrangers avec des intermédiaires locaux ne pouvait qu'aboutir à une opération en partie sale, et de plus interprétée comme telle.
- Je m'avance peut-être, mais même pour le personnel des organismes implantés sur place, je ne suis pas convaincu qu'il soit évident de déterminer si un enfant est ou non définitivement abandonné. À qui le demander ?
- Par rapport à l'objectif affiché par l'association, on peut mettre en doute la réussite d'une éducation française auprès d'enfants déjà traumatisés en bas âge, puis importés dans un milieu bien éloigné du leur. Je me demande aussi quel peut être le sens de la démarche de ces parents qui souhaitent adopter un orphelin victime d'une guerre si lointaine. On ne corrige pas un problème (le décès des parents pris par une guerre) avec un autre problème (l'impossibilité de faire des enfants). On ne peut pas manipuler des vies comme des flux, on ne peut pas impunément additionner une vie d'un côté et la retrancher de l'autre.
Mes conclusions :
- Il est heureux que cette initiative ait été stoppée, elle aurait créé un dangereux précédent.
- À l'échelle du pays, des actions menées depuis des années par des acteurs Blancs locaux risquent d'être mises en difficultés.
Le point 4) mérite d'être développé. Voici pourquoi un contrat à l'occidental ne peut fonctionner tel quel en Afrique :
Traditionnellement en Afrique, il n'existe pas de relation économique pure, pas de lien purement utilitaire où chaque protagoniste ferait l'échange seulement « car il y gagne ». Une transaction portant sur des biens matériels est quasiment toujours accompagnée par un sentiment d'être moralement attaché. Autre conséquence : face à une demande, un refus, dans un environnement communautaire, signifie de mauvaises intentions. Ce serait jeter à la face du demandeur qu'on ne souhaite pas l'aider, et ce, même si on le pouvait. Le refus du lien avec la personne équivaut à s'en déclarer ennemi. On préfère donc, souvent, différer l'acceptation plutôt que de refuser.
Aussi, lorsque l'on parle engagement à un villageois africain, il va penser attachement, lien affectif et moral, et en plus il ne refusera pas forcément tout net, même s'il n'est pas d'accord. Surtout au village, un Africain ne s'est jamais — de sa vie — engagé sur un contrat à l'occidental : un contrat où l'on respecte simplement ce qui est écrit, indépendamment des tours que Dieu nous joue au quotidien. Dans l'absolu, il serait bien évidemment possible d'expliquer le type d'engagement que l'on souhaite : puisqu'on peut faire le chemin dans un sens, on le peut aussi dans l'autre sens. Dans un sens comme dans l'autre, ça prend des années. Il faut de plus penser, avant de vouloir changer autrui, à se mettre en mesure de le comprendre. D'ailleurs, même une telle entreprise serait contestable : ne serait-ce pas plutôt à l'étranger de s'adapter ?
Le décalage culturel dans cette notion d'engagement mériterait un réel développement. Et il existe d'autres décalages sur beaucoup de mots courants : « frère », « papa », « tantie », « donner », « manger », « athéisme », « douche », « fou »... Un langage est un outil imparfait qui sert entre autres à exprimer des réalités. Or les réalités sont différentes au nord de la Méditerranée ou au sud du Sahara. Parler français au Tchad, cela consiste à coller des mots français sur des réalités tchadiennes qui se rapprochent de leur équivalent français. Sur des objets ça reste facile, il en va autrement de ce qui touche à la manière de vivre. Parfois le décalage est si grand que le langage a été aménagé. Par exemple lorsqu'on se sépare sans « faire le programme » d'une prochaine rencontre, on ne dit pas « à bientôt », ce qui marquerait une rupture, mais « à tout moment » ou même, au Bénin, « à tout à l'heure »... parce que si « on est ensemble » (dans la même communauté), alors, au moins dans les intentions, on ne se quitte jamais vraiment. En revanche lorsque les mêmes mots sont conservés, le décalage ne saute plus aux yeux. Il existe néanmoins.
Et pour le village tchadien, je passe sur le peu de personnes qui se débrouillent en langue française, la pauvreté du vocabulaire, l'incapacité de lire et l'absolu manque de sens d'un autographe sur un papier. Si l'adoption reste possible, elle demande une structure locale, intégrée, habituée à concilier les réalités locales avec les demandes des Européens.