Une critique du libéralisme

Mis à jour le 24/06/2010 (posté le 23/03/2010), par Thomas

Qu'est-ce que le libéralisme ? Le libéralisme est un socle naturel — la propriété — et une idéologie — la liberté et la responsabilité de l'individu.

Une propriété naturelle

Voyons comment la propriété est perçue d'un point de vue libéral.

L'appropriation et le transfert

Un homme trouve, au détour d'un chemin, un bout de bois. Sortant de sa poche un couteau, il passe l'après-midi à transformer le morceau de bois en une jolie statuette. Notre sculpteur rencontre ensuite le tisserand, et les deux partenaires décident d'échanger la statuette contre une chemise.

À qui appartient la statuette ? Au début, elle était un morceau de bois dont personne n'avait la propriété. Le sculpteur fut le premier à le trouver. En arrivant le premier, le sculpteur pouvait légitimement transformer le bois sans léser quiconque. Par son travail de transformation, le sculpteur s'est approprié le bois devenu statuette pour au moins la durée d'existence de la statuette. Le sculpteur échangea ensuite sa propriété contre celle du tisserand. Ce dernier en est donc devenu pleinement propriétaire.

Le tisserand applique son travail sur de la laine échangée avec un berger. La propriété du berger vient des mêmes principes que celle du sculpteur, voyons cela. Le berger prélève la laine sur ses moutons. Le travail du berger sur ses moutons est de les conduire, de les nourrir, de les soigner. Il en est devenu propriétaire car son père les lui avait donné avant de décéder, ce dernier les ayant lui-même reçus de son père, et ainsi de suite, jusqu'à ce que le premier en ait trouvés des sauvages dans la montagne. Le berger peut aussi construire une clôture autour du pré dans lequel il a l'habitude d'emmener ses moutons. Le terrain est alors à son tour un bout de nature légitimement approprié par le travail du berger premier occupant.

Chacun est naturellement propriétaire des fruits de son travail. Le travail sur des morceaux de la nature encore vierges de toute action humaine crée donc la propriété légitime. Une propriété peut ensuite être transférée. Deux transferts légitimes de propriété sont, par exemple, l'échange et le don volontaires. Le transfert se fait aussi parfois en l'absence de consentement, la propriété ainsi acquise par le voleur ou par la grosse brute n'est pas légitime.

Cette conception de la propriété par le premier occupant est naturelle, elle est validée partout par les travaux d'anthropologie, elle dépasse même le cadre de l'espèce humaine et existe chez les animaux. Ainsi, selon les libéraux, la propriété est un socle préexistant à la société. La fonction de la loi libérale n'est donc pas de définir la propriété mais d'assurer sa sécurité, afin que toute propriété reste légitimement acquise.

La propriété dans les sociétés modernes

Le monde est rempli de morceaux de nature appropriés et transférés. Le propriétaire terrien entretient ses forêts et vend son bois. Le bûcheron découpe l'arbre désigné par le propriétaire et prend l'argent de son travail. Le menuisier acquiert le bois, le transforme en un atelier de filature, et vend ce dernier. Le patron d'une manufacture achète l'atelier, paye la laine et ses ouvriers, puis vend ses étoffes. L'ouvrier dans la manufacture a consenti à l'avance à céder le fruit de son travail en échange de quoi il reçoit une rémunération fixe.

Les métiers de la production ne sont pas les seuls à créer de la valeur. L'intermédiaire contribue aussi. Le commerçant, par exemple, transporte des biens de l'atelier de production jusqu'à la porte des consommateurs, et cette activité de mise à disposition ajoute de la valeur au produit. Le spéculateur retire temporairement des produits de la circulation en prévision d'une disette à venir, il les « transporte dans le temps », son travail adoucit les pénuries tout en ajoutant de la valeur au produit.

Installés sur le socle de l'appropriation naturelle des fruits du travail, les libéraux œuvrent pour que le transfert de toute propriété soit libre.

Une idéologie de liberté et de responsabilité de l'individu

Idéalement, selon les libéraux, chaque individu devrait disposer d'une parfaite liberté d'agir et être seul responsable des conséquences de ses actions.

Attardons-nous sur la liberté telle qu'elle est entendue ici et prenons l'exemple d'un acte économique. Afin qu'il soit légitime, un transfert de propriété doit nécessairement être le résultat d'un accord de volontés. On comprend le peu de légitimité d'une signature obtenue au moyen d'un révolver sur la tempe du signataire. De même, différents degrés de chantage réduisent plus ou moins la légitimité de l'accord. Dans l'idéal, chacun des contractants devrait être dégagé de toute pression. Et qui fait plus couramment pression sinon le proche entourage ? L'idéal de liberté individuelle dont il est question ici inclut alors une mise en retrait de la pression de la part de l'entourage, c'est-à-dire des comportements communautaires. Cette mise en retrait est une condition pour que les volontés s'expriment sans entraves. La liberté individuelle des libéraux est celle du libre arbitre.

Voyons la responsabilité. Si la libre action de l'un lèse l'autre, ce dernier est en droit de demander réparation. Pour réparer, encore faut-il en être capable. Un étudiant ne possédant presque rien s'engagera plus légèrement dans des actes répréhensibles qu'un commerçant risquant en tout geste le fruit de longues années d'un patient labeur. L'individu est donc responsable sur sa propriété. Et si les conséquences de ses actes dépassent sa propriété, c'est peut-être qu'il ne mérite plus la liberté.

Une liberté dégagée de toute pression contrebalancée par une responsabilité totale de l'individu, tel est l'idéal libéral. Un idéal construit sur le socle de la propriété naturelle.

Aux origines du libéralisme

Les libéraux contre les comportements féodaux

Au départ, durant les xviie et xviiie siècles, les premiers libéraux s'opposaient aux fonctionnements féodaux. La religion d'État, la société de castes, la supériorité morale de la noblesse, les coûteuses logiques du prestige, le don en tant qu'instrument de pouvoir, les entraves protectionnistes aux transferts de propriétés, autant de cibles pour les premiers auteurs libéraux.

Les comportements féodaux, d'essence communautaire, représentent l'ennemi originel du libéralisme. On l'oublie un peu en Occident aujourd'hui car les fonctionnements communautaires ont été vaincus et sont considérablement amoindris. Mais, en dehors de l'Occident, ils sont toujours à l'œuvre.

Le mythe de l'« état de nature » des lumières

Il est tentant de « remonter le temps ». Nous avons vu que la loi libérale a pour fonction d'assurer la sécurité des propriétés. Peut-être les humains des origines se seraient-ils associés au départ pour unir leurs forces contre les menaces sur les fruits de leurs travaux ? Et c'est ainsi que seraient apparues les premières civilisations humaines.

Ce mythe est idéologique : l'individu est perçu depuis les lumières comme un atome autonome ; une civilisation humaine est alors une association librement consentie. Cet accord a même été théorisé au moyen d'une abstraction : le « contrat social » qui aurait mis un terme à un « état de nature » originel. La société est au fond interprétée comme un groupe d'individus ayant librement décidé, un beau jour et à l'unanimité, de s'associer pour assurer de la sécurité à leurs propriétés respectives.

On retrouve des allusions à cette idée chez certains philosophes libéraux : Baruch Spinoza, John Locke, Frédéric Bastiat. Mais aussi chez Jean-Jacques Rousseaux qui n'était pas libéral.

La branche socialiste

Historiquement, le libéralisme et le socialisme sont deux branches des idéaux progressistes des lumières.

Je souhaite évoquer ici une analyse de Frédéric Bastiat, tirée de son article « Propriété et loi », qui me paraît capitale pour qui observe les divergences entre les deux frères ennemis : si les philosophes libéraux s'appuient sur le socle naturel de la propriété, les philosophes socialistes au contraire mettent la loi au-dessus de tout. La loi devient le seul socle de la société et la propriété est considérée comme une construction définie par la loi.

Une société socialiste est alors une pure construction humaine. Les socialistes, constatant avec justesse que les humains ne peuvent pas vivre naturellement dans une société socialiste, aspirent alors rien de moins qu'à transformer l'être humain. Afin d'adapter l'humanité au socialisme, un « homme nouveau » devrait être créé.

Une critique communautarienne du libéralisme

L'individualisme et les liens humains

Sous-jacente à l'idéal libéral de liberté et de responsabilité individuelle, se trouve une morale individualiste.

Prenons un exemple. Un jeune homme vient demander conseil : il veut devenir mécanicien. La mécanique, c'est sa vocation. Il s'est découvert cette passion voilà plusieurs années déjà, il passe depuis tout son temps libre le nez dans les moteurs. Et là, il vient d'être admis à une école de mécanique reconnue à l'autre bout du pays. Mais ses parents ne sont pas d'accord : ils ont peur de le voir partir, ils vivraient cela comme une trahison, et ils ont toujours voulu que leur enfant reprenne leur boutique. Que faut-il conseiller à cet individu-là ?

Celui qui l'inciterait à vivre sa vocation est individualiste, dans le beau sens du terme. Un individualiste met la priorité sur l'accomplissement personnel et suggère que les liens humains suivront, par exemple parce que les parents s'adapteront, ou bien encore parce que d'autres liens seront créés avec d'autres personnes. La vision communautaire est inversée : la personne doit rester pour ne rien détruire des liens familiaux, et avec un peu de bonne volonté elle arrivera bien à s'accomplir sur place. Ces comportements ne peuvent pas être jugés bons ou mauvais d'une manière absolue. Tout dépend de la morale, et la morale est culturelle. La morale occidentale est individualiste, elle promeut l'accomplissement personnel. Il faut cependant garder à l'esprit que cette morale, en faisant passer le lien humain au second plan, l'affaiblit.

Au passage, réussir à concilier les liens communautaires et ses objectifs personnels, telle pourrait être une lecture de l'étonnant message du christianisme. En repoussant la morale chrétienne vers la sphère de la vie privée, la civilisation occidentale a conservé, dans sa morale collective, l'idée d'accomplissement des individus selon les valeurs de l'intérieur de soi, mais a perdu de vue la nécessité de prendre en compte les contraintes communautaires.

La part artificielle du libéralisme

Le libéralisme, à l'instar du socialisme, contient sa part de construction. L'idéologie de parfaite liberté et de totale responsabilité, avec son mythe des civilisations humaines comprises comme des associations, mène bel et bien vers un « homme nouveau » artificiellement libre et responsable. Le mode de fonctionnement féodal — ou familial ou communautaire ou même mafieux comme on le veut — reconnaît la même appropriation naturelle par le premier occupant et l'effort du travail. Mais aucune idéologie ne vient ensuite s'y greffer. Avec son inégalité sociale, ses logiques de pouvoirs, ses pressions sur le libre arbitre de ses membres, l'organisation féodale est plus proche du fonctionnement naturel des êtres vivants. Et le commencement des humains était, est, et, je le crois, sera toujours, communautaire. Les êtres humains rentrant dans la société sont en vérité les nouveaux-nés arrivant dans les familles. L'idée de leur libre arbitre fait sourire.