La pauvreté, un sentiment
Il y a seulement cent ans, seuls les plus riches dans les pays riches disposaient d'une voiture, elle était peu confortable, roulait lentement et tombait souvent en panne. Les réfrigérateurs n'étaient pas accessibles pour les particuliers, le confort apporté par les ordinateurs, les téléphones portables, était inconnu.
Objectivement, les miséreux mis à part, les Français contemporains les plus pauvres sont plus riches que les Français aisés d'il y a cent ans.
Qui parmi nous traîne une vieille faim depuis deux semaines ? Qui n'a pas l'eau courante ? L'électricité sans coupures ? Le téléphone ? Qui n'a pas les moyens d'acquérir une paire de lunettes adaptée à sa vue, qui ne peut s'acheter une télévision ?
Objectivement, les miséreux mis à part, les Occidentaux contemporains les plus pauvres ont le niveau de vie des personnes aisées du reste du monde.
Objectivement, nous sommes riches, n'est-ce pas ?
Prenez un travailleur habitué à trimer chaque jour et qui ne mange que rarement jusqu'à satiété. Payez-le suffisamment pour qu'il mange correctement, il sera heureux six mois. Puis, repus, apercevant les télévisions et les téléphones des voisins, il souffrira à nouveau de sa pauvreté.
L'éradication de la pauvreté est impossible, on le comprend dès qu'on perçoit la nature de la pauvreté. Il n'existe pas de « seuil de pauvreté » car la pauvreté n'est pas objective, elle est subjective, la pauvreté est un sentiment. Être pauvre, c'est en fait, se sentir pauvre.
La civilisation occidentale fait bien peu de cas des sentiments et pour beaucoup de lecteurs, seuls les chiffres rationnels importent. Mon argumentaire conduirait donc au mépris de ces gens qui « se croient pauvres ». Or, les sentiments, c'est ce qui distingue le vivant de l'inerte. Les sentiments rendent heureux ou malheureux, ils rendent malades, tuent ou ressuscitent, ils attachent les membres des familles et des communautés, ils sont la vengeance et la trahison, ils sont la passion de la découverte et de la créativité. Les sentiments, donc, font aussi la pauvreté et la richesse et cela ne diminue en rien le poids de ces mots ou l'authenticité de la souffrance.
L'agriculteur écologiste Pierre Rabhi suggère la « sobriété heureuse » comme mode de vie. Si l'on accepte qu'en matière de pauvreté ce ne sont pas les chiffres qui comptent mais bien les sentiments, son injonction ne sonne pas comme une utopie, elle est au contraire du simple bon sens : accessible, pragmatique et vécue.